L’impécunieux Balzac et ses expériences gastronomiques

La chronique "Histoire et gastronomie" de Jean Vitaux
Avec Jean Vitaux
journaliste

Pour Honoré de Balzac l’amour des belles lettres et celui de la bonne chère allaient de pair. Le docteur Jean Vitaux est lui aussi fin gourmet et il décrypte pour nous les pratiques gastronomiques de l’auteur de La Comédie Humaine, oeuvre gourmande de la littérature française.

Émission proposée par : Jean Vitaux
Référence : chr649
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Honoré de Balzac est un des plus grands écrivains de la première moitié du XIX° siècle. Il nous a laissé la plus ambitieuse des fresques littéraires romanesques de son temps, La Comédie Humaine. La Comédie Humaine est un mélange d'observations, de souvenirs autobiographiques et d'inventions romanesques, donnant un tableau vivant de la société des deux Restaurations et dressant des portraits types qui sont restés proverbiaux.

C'était un provincial monté à Paris où il rencontra le succès. Il resta toujours attaché à sa Touraine natale. Il parla avec amour et regrets des rillettes de Tours dans le collège de son enfance dans Le lys dans la vallée : « Les célèbres rillettes et rillons formèrent l'élément principal du repas que nous faisions au milieu de la journée (...) Cette préparation, si prisée par les gourmands, paraît rarement sur les tables aristocratiques. Je n'avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain ». Quand plus tard, il reçut le bon à tirer d'un de ses ouvrages, il "siffla" pour fêter l'occasion quatre bouteilles de Vouvray, vin de son terroir natal auquel il resta toujours attaché.

La vie de Balzac était passablement déréglée : quand il écrivait, il passait quinze heures à sa table de travail, jusqu'à ce que son ouvrage fût achevé. Il mangeait alors des fruits en grande quantité, surtout des poires, dont il était particulièrement friand et du raisin, parfois des œufs et du jambon, et restait alors parfaitement sobre. Il ne buvait alors pas de vin, mais consommait de grandes quantités de café qui lui éveillait l'esprit. Tout changeait après ces périodes d'écriture. Son éditeur Werdet l'a décrit sobre quand il travaillait, et comme un véritable Vittelius quand il mangeait. Balzac a toujours été impécunieux durant sa vie, dépensant plus qu'il ne gagnait. Il avait une peur panique de la prison pour dettes, mais il alla un jour en prison, non par pour dettes, mais parce qu'il refusait de s'acquitter des obligations de la garde nationale. En prison, il se fit donner deux cent francs par son éditeur, et organisa un véritable festin avec celui-ci et des invités choisis. Son éditeur raconte qu'un jour il ingurgita un cent d'huîtres d'Ostende (c'était la mode à l'époque, depuis que Louis XVIII l'avait fait à Gand pendant les Cent-jours), douze côtelettes de pré-salé, un canard aux navets, un couple de perdreaux rôtis et une sole normande. Et Werdet de conclure : « Tout est englouti sans miséricorde ! Il ne resta que les os et les arêtes ».

Le Rocher de Cancale en 1907

Dans la Comédie Humaine, les expériences gastronomiques de Balzac à l'extérieur de chez lui sont surtout rapportées dans « le cycle Vautrin », grand brigand et manipulateur dont Vidocq aurait été le modèle : Eugénie Grandet, les Illusions perdues et Splendeur et misère des courtisanes. Certaines des expériences gastronomiques de Balzac y sont décrites dans l'odyssée de Lucien de Rubempré : quand il arrive à Paris, il déguste chez Very, restaurant à la mode du Palais Royal, des huîtres d'Ostende, un poisson, une perdrix, un macaroni et des fruits arrosés d'une bouteille de Bordeaux, pour une addition énorme à l'époque de 50 francs, soit un mois de sa vie dans son Angoulême natal. Tous les personnages de la Comédie Humaine dont Vautrin se retrouvent aussi au Rocher de Cancale, autre lieu de haute gastronomie, où dîne Lucien de Rubempré avec Mme de Bargenton et Monsieur du Châtelet le soir de son arrivée à Paris. Honoré de Balzac prête visiblement au crédule Lucien de Rubempré ses expériences gastronomiques. Il faut dire que toujours impécunieux, Balzac laissait souvent un bon pourboire au garçon et faisait adresser la note à son éditeur ! Avec le temps, la mode se déplaça du Palais-Royal au Boulevard des Italiens et notamment au Café Anglais où Rastignac avait ses habitudes.

Lors de la descente aux enfers de Lucien de Rubempré, et la création du Cénacle, Lucien de Rubempré quittera les tables à la mode et retrouvera les adresses de la jeunesse de Balzac. C'est l'époque de Flicoteaux, place de la Sorbonne, qui proposait des repas de trois plats pour 18 sous sans vin et 22 avec, avec du pain à volonté et des pommes de terre à tous les repas. Pas loin de là, les personnages du Père Goriot se retrouvent à la Pension Vauquer, où l'on est logé et où l'on mange pour 30 francs par mois, mais l'ordinaire est moins bon, dominé par le haricot de mouton et l'accommodement des restes.

Marie-Antoine Carême

Mais l'on mangeait aussi chez soi. Dans la Comédie Humaine, Balzac a essayé tous les types de mangeurs : de l'avare qu'est le père Goriot, jusqu'au vrai gastronome qu'est le Cousin Pons. Il décrit les grands traiteurs de l'époque comme Chevet qui forma le jeune Antonin Carême et Dunand, le cuisinier de Bonaparte à Marengo, inventeur du poulet Marengo. C'est Chevet qui organise le dîner de remise de la légion d'Honneur de César Birotteau. Le banquier Taillefer, personnage sulfureux comme le révèle l'origine crapuleuse de sa fortune dans l'Auberge Rouge, organisera des dîners somptuaires, dans la grande tradition des dîners ridicules de Pétrone (le repas de Trimalcion) à Boileau (le repas ridicule).
Mais l'impécunieux Balzac avait toujours des obsessions liées à son manque perpétuel d'argent. Ainsi les prix sont toujours trop chers, les devis des traiteurs, comme celui du repas de César Birotteau, ne sont pas respectés, et les domestiques, comme celle de la Cousine Bette, organisent le coulage ou volent leurs maîtres.

Bien que la vie de Balzac soit avant tout parisienne, ses rêves le portaient vers ses souvenirs d'enfance (les rillons et le vin moelleux de Vouvray), son verger et son fruitier rempli de poires de Sèvres, et la cuisine de province, où selon Balzac, on savait mieux manger qu'à Paris, comme il le dit dans la Rabouilleuse : « On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu'à Paris, mais on y dîne mieux. Les plats y sont médités, étudiés. Au fond des provinces, il existe des Carême en jupons, génies ignorés ...». Balzac nous dit aussi qu'en province « l'existence se concentre peut-être trop sur ce grand et universel moyen d'existence - la table - auquel Dieu a condamné ses créatures ».
Reste un problème : Balzac était-il un gastronome (comme Flaubert), ou simplement un gros mangeur, comme son embonpoint peut le laisser supposer. Plus probablement, il compensait ses périodes ascétiques d'écriture, par des périodes de détente et d'excès dont la gastronomie n'était pas absente. En témoignent son amour des vrais produits, huîtres et fruits, des plats du terroir, et sa réticence des repas somptuaires pleins d'artifices.

Texte du Dr Jean VITAUX.

Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Historiens gourmets, ou gastronomes érudits, retrouvez toutes ses chroniques en

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