La campagne de Russie (4/4) : la retraite tragique

Avec Jacques-Olivier Boudon, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste de la période napoléonienne
Avec Laëtitia de Witt
journaliste

Après plus d’un mois passé à Moscou sans résultat, Napoléon quitte la ville le 19 octobre. S’ouvre alors l’épisode le plus tragique de la campagne de Russie. Epuisée, victime de la faim, du froid et du harcèlement russe, la Grande Armée succombe. Dans cette émission, Jacques-Olivier Boudon revient sur cette épopée dramatique dans laquelle des milliers d’hommes périrent, bien souvent au terme de souffrances inimaginables.

Émission proposée par : Laëtitia de Witt
Référence : hist743
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Napoléon prend la décision de quitter Moscou à la mi-octobre. Son idée est de ramener son armée sur une position plus confortable pour passer l’hiver. Le 19 octobre, il s’engage sur la route de Kalouga, vers le Sud. 4 jours plus tard, le maréchal Mortier, qui avait été nommé gouverneur de Moscou, quitte la ville après avoir reçu l’ordre de faire sauter le Kremlin. Napoléon applique-t-il la tactique de son adversaire ? Ou, devant le spectacle anarchique qu’offre son armée, traduit-il son désespoir ? Il est vrai que le départ de la Grande Armée de Moscou a marqué les esprits. Il s’effectue dans le plus grand désordre. On est loin des soldats disciplinés, bien habillés et bien rangés. Il s’agit désormais d’une cohue où se mêlent civils, militaires, malades, femmes, enfants suivis par des colonnes de voitures chargées d’un précieux butin. Ils sont un peu plus de 100 000 à quitter ainsi la cité impériale. Cette désorganisation reflète aussi le mauvais état d’esprit d’une armée de plus en plus indisciplinée, composée en partie d’hommes enrichis qui ne pensent qu’à ramener leur butin et non à combattre. Avant même l’entrée en scène du « général hiver », l’armée de Napoléon entame sa descente aux enfers accélérée par des premiers combats difficiles.

De son côté, Koutouzov a reconstitué ses forces. Ce n’est pas pour autant qu’il change de stratégie et cherche l’affrontement. Son but est plutôt de barrer la route du sud à Napoléon. C’est dans cette perspective qu’a lieu l’attaque de l’avant-garde du vice-roi Eugène par les Russes le 24 octobre. Le combat est acharné, couteux en hommes des deux côtés. Les Français finissent par l’emporter en dépit de la supériorité numérique russe. Pourtant, c’est bien à Koutouzov que cette bataille profite : il a réussi à barrer la route de la retraite. Pour poursuivre son repli, l’armée de Napoléon est obligée de reprendre la route de l’aller, une route ruinée qui n’a plus rien à offrir. L’heure de l’offensive est passée pour Napoléon, il s’agit maintenant de franchir le Niémen en limitant les pertes. Dès lors, tout semble se liguer contre lui. On assiste aux premières scènes d’apocalypse avec la traversée du champ de bataille de la Moskowa où les soldats doivent enjamber les cadavres en décomposition. Sur ce, l’hiver s’installe : trois jours de neige avant une baisse soudaine des températures. Les routes sont impraticables, les chevaux pas ferrés à glace succombent les uns après les autres. Les voitures chargées de butin sont abandonnées. Sans parler des hommes, épuisés, affamés - aucun magasin sur la route ne permet le ravitaillement – auxquels Napoléon inflige un train d’enfer pour rejoindre Smolensk où il promet le réconfort.

La Grande Armée parvient à Smolensk le 8 et 9 novembre. Ils ne sont plus que 42 000 qui espèrent trouver des stocks de nourriture et de fourrage. La ville regorge en effet de biens, mais c’est dans le plus grand désordre et sans aucune équité que les distributions de vivres se déroulent. La colère emporte les moins bien servis alors que les derniers n’ont plus rien. En quatre jours, tout est gaspillé. Napoléon constate avec effroi que les ressources sont insuffisantes pour passer l’hiver. Il ne pense plus qu’à regagner Paris surtout après la tentative du général Malet contre son trône qu’il vient d’apprendre. La Grande Armée abandonne Smolensk le 17 novembre après avoir fait sauter les murailles. Pressé, Napoléon décide de prendre au plus court vers l’ouest, délaissant le trajet de l’aller. La prochaine étape importante est le franchissement de la rivière Bérézina.

Chaque jour la situation de la Grande Armée devient plus critique, le harcèlement russe plus pressant. De Smolensk à la Bérézina, de cinglants revers rendent sa situation désespérée. Menacée d’encerclement, elle doit à tout prix traverser les eaux de la Bérézina. Le franchissement de cette rivière constitue un des moments forts de la geste napoléonienne et de la campagne de Russie. Dans une situation ô combien dramatique, Napoléon renoue avec le génie et grâce à une manœuvre de diversion et au travail héroïque d’Eblé et de ses pontonniers arrive à sauver les principaux débris de son armée. Pourtant, ce succès militaire ressemble surtout à un naufrage. La traversée, échelonnée du 26 au 29 novembre, vire au tragique. Au fil des heures et des jours, encombrés et cédants par endroit, les ponts se transforment en tombeaux. Les scènes de désespoir se multiplient jusqu’à l’heure où Eblé reçoit l’ordre de détruire les ponts, entre temps découverts par les Russes. Les populations civiles massées autour des ponts n’ayant pu traverser sont alors massacrées. Napoléon n’a plus que 15 000 hommes à sa disposition. Est-ce l’horreur de cette traversée qui le décide à quitter son armée ? Son départ a lieu le 5 décembre, il fait -28°. La poursuite de la retraite s’effectue dans des conditions effroyables et glaciales : les doigts cassent, nez, oreilles gangrénées tombent. Sans parler du départ de l’empereur qui sème découragement et indiscipline. Combien sont-ils de rescapés à franchir le Niémen fin décembre ? A peine quelques milliers. Comme le rappelle Jacques-Olivier Boudon, la question du bilan humain de la campagne de Russie est délicate. Il est nécessaire de prendre en compte le sort des prisonniers, mais on peut parler de 500 à 600 000 morts. Ces pertes de 1812 alimenteront pendant longtemps la légende noire de Napoléon.

Pour en savoir plus :
- Jacques-Olivier Boudon, Napoléon et la campagne de Russie. Paris, Armand Colin, 2012.

Présentation de l’éditeur :
- « Bérézina ! » Ce mot aujourd'hui passé dans le langage courant illustre à lui seul combien l'expérience de la campagne de Russie est ancrée dans la mémoire nationale. Cette mémoire est, du reste, partagée par les Russes qui font de 1812 un élément fondateur de leur histoire.
- L'affrontement des deux empires, alliés depuis 1807, qui se déroule dans la démesure avant de tourner au désastre, offre une dramaturgie qui se prête au récit : phase de préparation, début de la campagne jusqu'à son apothéose lors de l'entrée dans Moscou, bientôt en flammes, puis chute, avec cette lente retraite dramatique effectuée pour l'essentiel à pied, dans le froid glacial de l'hiver russe.
- Au-delà de la narration des principaux épisodes de cette expédition, une réflexion s'impose sur le traumatisme qu'a représenté cette tragique campagne. À travers des sources nombreuses, une littérature riche, Jacques-Olivier Boudon s'attache à croiser les approches pour nous aider à comprendre le rôle majeur de cet épisode dans la construction des mémoires européennes.

Notre invité :

Jacques-Olivier Boudon est professeur d’histoire contemporaine à la l’université Paris IV-Sorbonne et président de l’Institut Napoléon. Spécialiste de la période napoléonienne, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la période.

- Ecoutez les autres émissions de la série :

-La campagne de Russie : Jean Tulard explique Borodino, la Moskowa et la Bérézina (1/4)

-La campagne de Russie (2/4) : le repli de l’armée russe avec Marie-Pierre Rey

-La campagne de Russie : L’incendie de Moscou (3/4) avec Marie-Pierre Rey

- Ecoutez d'autres émissions avec Jacques-Olivier Boudon :

- Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie
- Napoléon Ier et le pape Pie VII
- 17 mars 1808 : organisation de l’Université impériale

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