Lire Eric Faye (2/3) : Le double et la double lecture.

2èmevolet d’une série sur son oeuvre proposée par Jean Roulet
Avec Jean ROULET
journaliste

Quelque part dans le temps ou dans l’espace, êtes-vous certains de n’avoir pas un double dont vous portez le manque ?
Qu’adviendrait-il si vous veniez à rencontrer celui ou celle que vous serez dans le futur, ou que vous avez pu être dans le passé ?
Après la fuite et la disparition, c’est le rapport entre un personnage et son double qui prend place dans la thématique d’Éric Faye - qui a reçu le grand prix du roman 2010 de l’Académie Française pour Nagasaki (chez Stock) - qu’analyse ici notre critique littéraire Jean Roulet.

Émission proposée par : Jean ROULET
Référence : pag955
Télécharger l’émission (27.69 Mo)

_ Fondre la vitre

Dans un monde où chacun est l’étranger de l’autre, n’y a-t-il pas une forme d’enfer à cet enfermement du moi ?
Comment fondre la vitre qui nous sépare de cet autre, lui aussi prisonnier de son monde parallèle ? Question, nous l’avions vu dans la première émission de cette série, qui tourmente les personnages d’Éric Faye. Elle s’ouvre sur le fantasme d’un alter ego dont nous serions séparés mais qu’il suffirait de rejoindre pour abolir un isolement, combler notre incomplétude et guérir de ce vide qui douloureusement nous habite.

Dis-moi qui te hante

Tel est le thème du double. Décliné sous bien des formes, il se glisse en chaque nouvelle. Dans une société totalement privée de liens authentiques, les personnages d’Éric Faye n’ont d’autres recours que de s’inventer un alter ego, un être qui les hante et devient leur intime squatter.
Ils se nourrissent d’un impossible espoir : traverser les frontières du temps ou de l’espace et le rejoindre dans son monde.
Ce double est parfois ressenti comme un intrus, tout aussi inquiétant que l’inconnu dans la maison, scénario flagrant de Nagasaki. Il n’est alors de repos avant de l’avoir piégé, démasqué, dénoncé, au risque d’en éprouver ensuite quelques remords. Mais, là encore, cet autre n’est jamais que l’émanation d’un manque, le besoin de combler un vide.

L’Impossible rencontre

Bien savoir, cependant, qu’entre le personnage et son double il ne peut y avoir de réelle rencontre. La vitre est toujours là qui les sépare. La vitre ou le rideau de fer ou les murs d’une prison. En dépit de ses demandes, monsieur Shimura ne sera pas autorisé à rencontrer sa squatteuse. Il n’en saura jamais que la fugitive silhouette sur un écran mouchard.
Quant aux deux Solange Brillat, alors qu’elles partagent une seule et même identité, cinquante ans d’âge les séparent lorsqu’elles sont confrontées. Une scène suffocante s’ensuivra, un grand moment de littérature fantastique. Tout comme pour la matière et l’antimatière, il est des symétries fatales à tout contact.

Étranges communications

L’univers d’Éric Faye est parcouru de signaux le plus souvent témoins d’une invisible présence. Il faut être en vigie pour les reconnaître comme tels car ils peuvent emprunter bien des formes : appels silencieux au téléphone, appels de phare, inscriptions hâtives sur la vitre d’un wagon ou sur une ardoise, balises lumineuses, clignotements qui se répondent, ou bien encore messages en morse capté de nuit sur ondes courtes et d’autant plus précieux qu’ils sont reçus cryptés en provenance de quelque lointaine contrée.
Tout ce qui transgresse l’impossible d’une communication a valeur de signal. Pour le fugitif interdit de retour dans l’enclave de Berlin, la vibration du métro passant sous la maison est encore perçue comme une possible manifestation.
Autre forme de messages que ces apparitions fugitives dans un miroir qui a pu conserver des images du passé. À lire dans « La partie d’échecs » (6- p. 73). Un joueur joue aux échecs, non avec la Mort mais avec une femme des années mortes. Il peut la reconnaître à sa façon de jouer car elle fut la seule à pouvoir le battre, mais elle ne se montrera pas.
Des échanges avec un double, toujours, mais rien de plus à espérer. Comme sous un ciel qui pourrait indéfiniment s’alourdir sans jamais libérer la pluie.

Le mystère Solange Brillat

Autour d’un personnage énigmatique, Solange Brillat, et de sa disparition, Éric Faye porte ses thèmes favoris dans la dimension du merveilleux. Un suspense rebondit au fil de trois nouvelles : Les lumières fossiles, Les cendres de mon avenir et La durée d’une vie sans toi. Une suite haletante qui s’apparente à un polar métaphysique et se construit sur l’existence d’un double.

L’héritage symboliste

À l’opposé de tout naturalisme, l’écriture d’Éric Faye porte la marque d’un héritage symboliste. Certains mots demeurent à la disposition permanente de sa plume, des mots comme vide, clandestin, fantôme, exil, oubli… Mots dont la portée n’est pas séparable de leur métaphore et dont l’insistance interroge.

Le fantôme d’une enfance

Éric Faye nous propose des personnages en porte à faux dans un univers d’adulte car n’ayant jamais su ou jamais voulu guérir de leur enfance. Des êtres inconsolables de leurs premiers émerveillements.
Solange Brillat en est la plus emblématique. En lui montrant ce que le temps fera d’elle, son double va lui donner « la mémoire de l’avenir ». Il va précipiter sa fuite et donner un sens à sa disparition. Elle reviendra sur les lieux de son enfance, très symboliquement désertés.
Et si son parcours nous éclairait sur la véritable nature du double ?

Eric Faye
© David Balicki

Références

1 – Le général Solitude, Le serpent à plumes, 1995.
2 – Je suis le gardien du phare, José Corti,1997
3 – Les lumières fossiles, José Corti, 1999
4 – Les cendres de mon avenir, Stock, 2001
5 – La durée d’une vie sans toi, Stock, 2003
6 – Un clown s’est échappé du cirque, José Corti, 2005
7 – Le syndicat des pauvres types, Stock, 2006
8 – Passager de la ligne morte, Circa, 2008
9 – Nous aurons toujours Paris, Stock, 2009
10 – Quelques nouvelles de l’homme, Jose Corti, 2009
11 – Nagasaki , Stock, 2010

Citations

« En 1995, deux mille deux cent vingt-quatre adultes ont disparu dans Paris, retrouvés ou non par la suite ». 3-p. 18
« Mon mystère est de n’avoir rien à cacher, sinon cette part de moi-même dont j’ignore tout et que je souhaiterais explorer. » 4 – p. 15
« Dès que ma lampe se mit à clignoter, une lumière répondit à l’horizon ». 1- p. 88
« Peut-on être plus sensible que je le suis aux appels ? » 4- p. 17
« Il nous manque la mémoire de l’avenir »4- p. 46
« Les choses ont une aura, l’espoir qu’on leur prête de nous rendre heureux » 4- p. 130
« Mais l’espoir qu’on achète avec les objets n’est pas sous garantie » 4- p. 131
« On ne sait jamais à quel point une lumière peut pénétrer loin en soi » 1-88
« Curieux. Je suis convaincu ces temps-ci que je cohabite avec mon biographe » 2- p. 118
« Nous inventerons le télégraphe, consœur, la bouteille à la mer, le magnum à la mer si nous avons beaucoup à nous dire » 2- p. 91
« … un jour, je découvrirai mon capitaine Nemo » 2- p.110
« Un passager clandestin avait élu domicile dans ma vie » 4- p. 107
« S’il est là, l’autre, j’aspire à le surprendre, espionner l’espion m’épiant » 2- p. 110
« …devenir clandestin…entrer sans trace d’effraction dans l’intimité d’autrui » 5- p. 48
« Une vie ne suffit pas à découvrir la vie » 4- p. 36
« Il faut atteler sa charrue à une étoile » 4- p. 36
« … hâte, subrepticement, de franchir un seuil, de laisser libre cours au sentiment de départ intérieur » 4- p. 37
« Rien ne dure comme l’angoisse lorsqu’elle prospère sur une idée fixe » 4- p.43
« L’ultra libéralisme affectif qui sévit est plus dur qu’un grand hiver » 4- p. 47
« Un long moment, je n’ai pu me détacher de cet autre moi-même » 4- p. 49
« J’aimais leurs mains qui avaient vingt ou trente ans de plus que leur visage » 4- p. 53
« Nous sommes les exilés de notre propre destin » 3-p.54
« Nous vivons dans une salle d’attente et croyons parfois entendre appeler notre nom » 3-p.54
« C’était comme d’éclairer à la bougie un gouffre dans lequel on descend au bout d’une corde, sans apercevoir le fond » 3-p.154
« Apprendre comment une autre Solange Brillat faisait pour vivre et déterminer si, affublée de la même identité, on pouvait obtenir mieux de l’existence » 3- p.126
« Les lueurs qu’ils échangent sont de maigres compensations à leurs solitudes » 2- p. 92
« Ils ont remis le double de la clé trouvée sur elle » 9- p. 54
« On ne sait jamais à quel point une lumière peut pénétrer loin en soi » 2- p.88
« Les lueurs qu’ils échangent sont de maigres compensations à leurs solitudes » 2- p.92

En savoir plus :
- Revenez sur le sujet avec le premier volet de cette série : Lire Éric Faye (1/3) : Un goût pour l’absurde, la fuite et la disparition

Cela peut vous intéresser