Lire Éric Faye (1/3) : Un goût pour l’absurde, la fuite et la disparition

1er volet d’une série proposée par Jean Roulet
Avec Jean ROULET
journaliste

Avec le grand prix du roman 2010 de l’Académie Française pour Nagasaki (chez Stock), Éric Faye poursuit un parcours ponctué de prix littéraires. Coup de cœur pour cet auteur de nouvelles dont l’œuvre — déjà une vingtaine d’ouvrages — est marquée par une récurrence de thèmes qui invitent à une approche transversale.
Nous lui consacrons une série d’émissions en compagnie du comédien Arnaud Victor. Celle-ci met l’accent sur le thème de la fuite et de la disparition.

Émission proposée par : Jean ROULET
Référence : pag936
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_ Un poète de l’absurde

Dès ses premières nouvelles Éric Faye s’inscrit parmi les écrivains de l’absurde, bien connu pour être la forme polie du désespoir, une façon non violente de dénoncer par l’humour ce qui ne peut se combattre ni encore moins se changer.
Plus que politique, son refus est existentiel. Ses récits nous entraînent dans des fables métaphysiques. Simplement, elles sont écrites non par un philosophe mais par un poète. Sa prose l’apparente aux symbolistes, sa révolte aux surréalistes. Même distance observée par rapport aux standards habituels du roman. Breton l’eût considéré comme l’un des siens. Nul doute qu’à cinquante ans près il lui eût réservé une place dans son anthologie de l’humour noir.

L’éloge de la fuite

Ayant soumis ses personnages à l’asservissement d’un système, Éric Faye les regarde vivre.
Mais leur vie est-elle encore une vie ?
Si beaucoup se résignent - la ligne de plus grande pente -, l’auteur attend des autres le courage de disparaître. Car là est le courage dans un monde ou tout est conçu pour perpétuer l’absurdité tout en bouclant les issues de secours.

La disparition, mode d’emploi

L’obsession de la fuite va s’installer dans une suite de récits qui voisinent avec le fantastique. Las de l’indifférence des autres ou d’une vie sans surprise, au bout de l’ennui ou au bord d’une vaine révolte, le personnage est donc résolu à fuir et disparaître. Pour ne pas manquer son échappée, il doit jouer de ruse. Ne donner aucun signe avant-coureur d’une fin de course. Il lui faut par exemple, obtenir de sa hiérarchie un banal congé, ou bien, avec ses proches, simuler la routine du quotidien : « Laisse je mettrai de l’ordre… »
Tout doit s’opérer en marge de tout, clandestinement. Il faut prendre ce monde à revers, sans laisser de traces.

À la recherche d’un sens

Éric Faye tisse une thématique bien à lui. Elle se décline tout au long de son œuvre et va s’élargissant à la façon d’un fleuve à mesure qu’elle s’alimente de nouveaux thèmes qui prolongent celui de la fuite.
C’est ainsi que ses personnages éprouvent le sentiment confus de posséder un double. Une frontière les en sépare qui demeure à franchir mais laisse filtrer d’étranges messages.
Quel est ce double ? D’où proviennent les messages et qu’ont-ils à lui dire ?
Pour tenter de répondre il nous faut parcourir cette œuvre comme on franchit un guet, en soulevant les mots comme on soulève les pierres pour découvrir ce qu’elles recouvrent.
Tant de mots font mystère sous la plume d’Éric Faye : le vide, l’oubli, la clé, les lumières fossiles, la sortie de secours, le double-fond… Tout un univers de symboles où tout se construit à l’opposé de la spéculation abstraite.
Là est le bonheur : lire car la parole est aux images émaillées de fulgurances verbales.

Citations

- L’absurde, le vide, le néant, l’ennui :
« Je suis le gardien du phare et le sentiment de surprise m’est inconnu ». 2- p. 85
« … le gardien du phare qui à force d’essorer son passé a fait goûter toutes les joies, toutes les forces de vouloir. » 2- p. 92
« Si tout était possible, je bâtirais autour de moi une série de tours gigognes, rétrécirais pour me lover à l’intérieur de la plus petite. » 2- p.141
« Les tours d’ivoires sont conçues pour une seule personne au maximum » 2- p.110
« Il est difficile de collectiviser la solitude, surtout la sienne, celle des autres passe encore. » 2- p. 94
« Mais il est l’heure. L’heure de quoi ? De prendre mon tour de garde face au néant. » 2- p. 92
« Pour garder quoi ? Pour mastiquer le même ennui que celui de la terre ferme jusqu’à ce qu’il perde toute saveur » 2- p. 92
« Un embouteillage de minutes plus monotones les unes que les autres qui n’arrivaient pas à passer par le goulot de cette drôle de journée. » 10- p. 31
« Ce dimanche avait été un brin plus barbant que la moyenne… Sur une échelle de l’ennui finement graduée, on parvient à détecter des choses comme ça aujourd’hui. » 10- p. 31
« ... il régnait ici une odeur de devoir accompli et de linge repassé, de naphtaline vigilante. » 5- p. 48
« ... à l’extrémité d’une table, à deux doigts de tomber : le bracelet en cuir a une jambe dans le vide… » 10- p. 77
« Tenez, ce matin, ce matin, cette impression que j’ai eue pour la première fois : le phare penche. » 2- p.116]
« Les navires ne peuvent faire confiance à un phare qui penche, c’est une question de déontologie ». 2- p. 117
« Un judas avec vue sur l’océan, diront-ils, nous avons affaire à un fin limier. » 2- p. 109
« Une sortie de secours, c’est poétique dans un monde clos et ça manque souvent, dans les circulaires, la poésie, il faut chercher longtemps avant de ne pas la trouver. » 2- p. 111
« Au fond, sa vie avait enfin connu ce qu’elle attendait de longue date, un événement exceptionnel, et elle pourrait reprendre maintenant son cours. » 10- p. 23
« Un philosophe de ma bibliothèque est pourtant catégorique : l’enfer c’est les autres. Je ne serais pour ma part aussi affirmatif, les uns ne sont pas sans reproche » 2- p. 147
« Les jours maussades, je me dis que les uns ne valent guère mieux que les autres. » 2- p. 147
« Personnellement, je n’ai jamais su vers quel camp pencher. De là peut-être ma fuite », 2- p. 147

- La fuite et la disparition :
«Je suis somme toute satisfait de ne pas m’être constitué prisonnier de leur monde.» 2- p. 106
« S’il n’y avait pas cette loterie, se disait-il souvent, je serais déjà parti loin, n’importe où. » 10-p. 11
« … tout quitter sans rien en dire à personne, sans quoi personne ne vous laisserait partir ainsi… » 10- p. 13
« Mais tu es seul, personne ne te cherchera noise ici tu les as tous semés ! » 2- p. 107
« Peut-être règne-t-il toujours une température hivernale dans l’appartement d’une disparue. » 3- p. 33
« …se retourner dans la neige et s’apercevoir qu’on ne laisse aucune trace » 10- p. 67
« Combien de fois avais-je déjà renoncé, auparavant ? Et là, non. Je m’en suis étonnée et je me suis dit bon, peut-être dois-je à un dimanche un brin trop dimanche de me retrouver un lundi matin sans crainte de tout bouleverser ? » 10-32
« …des pas de géant sans la pesanteur de la normalité » 4- p. 82

Références :

1 – Le général Solitude, Le serpent à plumes, 1995
2 – Je suis le gardien du phare, José Corti, 1997
3 – Les lumières fossiles, José Corti, 1999
4 – Les cendres de mon avenir, Stock, 2001
5 – La durée d’une vie sans toi, Stock, 2003
6 – Un clown s’est échappé du cirque, José Corti, 2005
7 – Le syndicat des pauvres types, Stock, 2006
8 – Passager de la ligne morte, Circa,1924-2008
9 – Nous aurons toujours Paris, Stock, 2009
10 – Quelques nouvelles de l’homme, Jose Corti, 2009
11 – Nagasaki, Stock, 2010

En savoir plus :
- Découvrez la suite de cette série consacrée à Eric Fraye :
-* Lire Eric Faye (2/3) : Le double et la double lecture.

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