Comment Le Rire de Bergson fut traduit en turc

Les avatars d’une traduction dans l’Empire ottoman finissant

Comment Le Rire d’Henri Bergson, de la très sérieuse Académie française, fut-il traduit en turc au crépuscule de l’Empire ottoman ? Cet entretien raconte les pérégrinations inattendues d'un grand texte philosophique. Il donne la parole à François Georgeon, directeur de recherche émérite au CNRS, fin connaisseur de l’éclatement de l'Empire, de la naissance de la nation turque, et des milieux intellectuels ottomans du début du XXe siècle.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : hist576
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Le rire est une conscience commune. Mais ce n'est pas au rire communautaire, celui par exemple, des juifs, des Grecs ou des Arméniens de l'Empire ottoman auquel s'est intéressé François Georgeon. Son analyse porte sur le rire ottoman dans les deux dernières décennies de l'Empire au cours desquelles ont coexisté des formes traditionnelles du comique et des formes nouvelles amenées par la modernisation et l'influence grandissante de l'Europe.

Henri Bergson, 1859-1941

Le célèbre essai de Bergson (1899, en France) fut publié pour la première fois en 1901 sur les rives du Bosphore et connut un succès rapide parmi les intellectuels ottomans. François Georgeon dans cet entretien, rappelle combien ces élites furent fortement marquées par le bergsonisme au début du XXe siècle.

En 1921, un professeur de psychologie de la Faculté d'Istanbul en publia une adaptation en turc ottoman. Dans sa préface, l'auteur Mustafa Sekib expliquait ainsi ses intentions : « J'ai essayé autant que possible de trouver des exemples de manifestations du rire dans notre vie nationale, afin de rendre le sujet plus proche de notre existence à nous ». Ainsi, le texte de Bergson fut illustré par les plaisanteries du Karagöz (le spectacle du polichinelle turc), un rire rabelaisien, par des histoires drôles, des blagues ou de pitreries.

En 1921, Mustafa Sekib publie à nouveau Le Rire de Bergson en turc. Cette fois, il ne s'agit plus d'adaptation mais de traduction. François Georgeon précise qu'il faut bien avouer qu'il n'y a pas grand chose à adapter. Toutes les formes du rire dont Mustafa Sekib faisait état dans sa publication de 1901, ont disparu et ne survivent que sous la forme de survivances folkloriques. En 25 ans, le rire ottoman a disparu.

Pour illustrer le rire ottoman : La dame au photographe :  "Maître, que cela soit bien ressemblant"
Extrait du journal satirique Hayal, Istanbul, 1874


Ce rire populaire, collectif, public mais étroitement lié aux traditions religieuses s'est éteint au profit d'un rire critique, distancié, "laïcisé", "civilisé". Si l'Europe occidentale est passée de Rabelais à Voltaire au fil des siècles, cette évolution s'est opérée en deux générations à la fin de l'Empire ottoman et l'installation de la République Jeune turque. L'apparition de nouvelles formes de rire s'est parfois accompagnée de vives réactions. Contre le rire subversif dangereux pour l'État, la presse humoristique fut totalement interdite à la suite d'un débat nourri au parlement de 1877 à 1908.

Pour illustrer le rire ottoman moqué à l’époque de la République :  Karagöz au café du coin, là où les adultes s’amusaient  <link:à l’époque ottomane>
Extrait de Tarihten Çizgiler, Traits de l’histoire, du caricaturiste Salih Erimez, Istanbul, vers 1940

Dans cette émission, au cours de l'entretien, François Georgeon lit deux textes, deux témoignages, l'un de Victor Bérard, extrait de La Turquie et l'hellénisme contemporain, 1893/94 et l'autre de Mark Sykes, spécialement traduit pour cette émission, extrait de The Calife's last heritage, 1915.

Pour en savoir plus

- Le Karagöz : type de comique utilisé dans le spectacle de polichinelle turc. Il s'appuie sur le langage, existe dans les versions grecques du Karagiozis, ou arabes du karakuz, connues depuis longtemps.
- Le "jeu du milieu", Ortaoyunu, sorte de Comedia dell'arte à la turque.
- Les accords Sykes-Picot sont des accords secrets signés le 16 mai 1916, entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie tsariste, prévoyant le partage de l'Empire Ottoman, entre ces puissances, à la fin de la Première guerre mondiale, sur des territoires, appelés à cette époque, les provinces arabes de l'Empire.

François Georgeon, historien de l’Empire ottoman et de la Turquie

François Georgeon : ancien responsable de l'équipe d'Etudes turques et ottomanes (UMR 8032, CNRS-EHESS-Collège de France, Paris), est directeur de recherche émérite au CNRS. Il est l'auteur d'une biographie d'Abdülhamid II, sultan et calife, Paris, Fayard 2003, il a co-dirigé avec Klaus Kreiser, Enfance et jeunesse dans le monde musulman, Paris, Maisonnneuve & Larose, 2007. Les Editions Isis ont publié deux recueils de ses articles : Des Ottomans aux Turcs, Naissance d'une nation, Isis, Istanbul, 1995 et Sous le signe des réformes, Etat et société de l'Empire ottoman à la Turquie Kémaliste (1789-1939), Isis Istanbul, 2009.

spectacle de "Karagöz", polichinelle turc

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