L’emploi : travailler plus ou gagner moins ?

La chronique économique de Philippe Jurgensen

La formulation un peu provocante et notre chroniqueur en a bien conscience ! En effet, il a surtout été question jusqu’ici en France de travailler moins en gagnant autant (pour la gauche, avec les 35 heures), ou, de l’autre côté, de « travailler plus pour gagner plus », selon la célèbre formule de Nicolas Sarkozy. Le problème est que la situation de l’emploi dans notre pays, loin de s’améliorer, a continué à se détériorer avec l’une comme avec l’autre de ces formules...

Les crises subies en 2001-02 (éclatement de la bulle Internet), puis en 2008-9 (crise des « subprime ») et de nouveau depuis l’été 2011 (crise des dettes souveraines) y sont certes pour quelque chose. Mais ce qui est préoccupant, c’est la tendance de fond : notre pays ne parvient plus à créer assez d’emplois pour en proposer à tous. Pire, le potentiel de croissance français serait revenu aujourd’hui à peine au-dessus de 1%, ce qui, compte tenu des progrès de productivité, signifierait une baisse régulière de l’emploi même une fois la crise terminée.

Il faut évidemment sortir de ce piège ; mais on ne le pourra pas sans réformes structurelles profondes.

1. Le constat d’abord : près de 3 millions de chômeurs officiels, presque le double si on prend une définition large.

J’ai eu l’occasion de rappeler l’an dernier, dans une chronique précédente sur ce sujet[[ N° 45, janvier 2011]], les différentes manières de décompter les sans-emploi.

Selon la définition la plus stricte, c’est à dire la catégorie A de la classification officielle (qui correspond à des personnes sans aucune activité [[Il s’agit des personnes cherchant du travail, n’en ayant trouvé aucun même à temps partiel et immédiatement disponibles]] ), il y avait en France métropolitaine 2 874 500 chômeurs fin 2011[[Chiffres officiels de la DARES, Direction statistique du Ministère de l’emploi]]. Si l’on inclut les nombreuses personnes en sous-activité [[Il s’agit des personnes ayant travaillé à temps partiel, mais qui souhaiteraient un emploi à temps complet. Ces chômeurs à temps partiel, au nombre d’1,4 millions, forment les catégories B (activité réduite < à 78h./mois) et C (activité réduite > à 78h./mois) de la classification officielle. Le total des catégories A+B+C s’élevait à 4 270 700 en métropole fin 2011, et 4 537 800 avec l’Outre-Mer]]. et environ 270 000 demandeurs d’emploi dans nos collectivités d’outre-mer, le total (catégories A+B+C) monte à 4 millions et demi de chômeurs. Ce chiffre a augmenté d’un-demi million en une seule année[], et d’un million depuis cinq ans.

Encore devrait-on tenir compte également des personnes inscrites à Pôle emploi qui, sans être immédiatement disponibles[], souhaiteraient retrouver un emploi à brève échéance[]. Si enfin on leur ajoute les centaines de milliers de « découragés » et de radiés - des personnes qui souhaiteraient en réalité travailler mais ne se présentent même plus à Pôle emploi, n’en attendant ni propositions ni soutien – le total dépasse même, depuis septembre 2011, les cinq millions. C'est-à-dire que 18% de la population active [[La population active (personnes d’âge actif employées ou à la recherche d’un emploi) française actuelle est de 28, 3 millions]](près d’un Français sur cinq) manquent d’emploi - un chiffre beaucoup plus élevé que les 9,6% indiqués par les statistiques officielles d’Eurostat ou du BIT, qui se limitent à des définitions plus étroites.

Le tableau qualitatif de ce chômage de masse n’est pas plus réjouissant :

- le taux de chômage des jeunes (moins de 25 ans) est encore beaucoup plus élevé : près de 25% en moyenne[[Pour mémoire, ce taux est supérieur de sept points à la moyenne des pays de l’OCDE. La France comptait 455 600 chômeurs de moins de 25 ans fin 2011]], 40% dans les « zones sensibles », où ce niveau très élevé de jeunes sans activité s’enkyste ; il est devenu, comme chacun sait, un problème sociétal ;

- les femmes sont défavorisées : elles forment 51% de l’effectif des chômeurs, alors qu’elles sont moins nombreuses que les hommes au travail ; et elles sont plus touchées par le développement du « temps partiel contraint » ou, pour parler plus familièrement, des « petits boulots » ;

- malgré tous les efforts récents et le décalage de l’âge de la retraite, les seniors ne retrouvent guère le chemin de l’emploi ; plus de six cent mille d’entre eux sont au chômage fin 2011, et ce chiffre a augmenté de 16% en un an. Nous restons l’un des pays d’Europe où la proportion de seniors au travail est la plus faible: à 58 ans, un Français sur deux est déjà sans emploi, et 39% seulement des 55-64 ans sont au travail, contre une moyenne européenne de 50%[[Ce taux est faible dans les pays du Sud européen: 44% en Espagne et 38% en Italie; mais il est élevé dans les pays d'Europe du Nord: 57% en Grande-Bretagne, 53% aux Pays-Bas, et même 70% en Suède (chiffres OCDE pour 2008)]].

- enfin et surtout, plus cette situation dure plus le chômage de longue durée s’accroît : sur les 4,3 millions de chômeurs des catégories A,B & C en métropole, 1 620 000, soit 38%, connaissent cette triste situation depuis plus d’un an ; plus de 400 000 sont au chômage depuis trois ans et plus, s’enfonçant de plus en plus dans une situation sans issue.
La situation n’est pas près de s’améliorer, selon l’UNEDIC, qui prévoit 214 000 chômeurs de plus en 2012…

2. Face à cette situation déplorable, quels sont les remèdes ?

-* d’abord, redonner de l’activité en investissant, en innovant et en reconquérant les parts de marché perdues à l’exportation. J’ai développé ce point dans ma chronique précédente sur la compétitivité de la France.

-*ensuite, abaisser le coût du travail, et donc le rendre plus attractif pour les employeurs en réduisant les charges sociales qui pèsent sur lui[[C’est ce qui vient d’être décidé avec l’allègement de charges sociales voté par le Parlement en février 2012, qui réduit notablement les charges sur les salaires compris entre 1,6 et 2,4 SMIC, en relevant en contrepartie la TVA ainsi que la CSG sur les revenus du patrimoine]] ; cela nécessite des recettes en contrepartie, provenant de la TVA, de la CSG, de la taxation des transactions financières ou d’une fiscalité environnementale.

-* il faut aussi rendre le travail plus flexible, en levant un certain nombre d’obstacles structurels tenant à la protection de certaines professions, au droit du travail[[Exemples : l’ouverture des commerces le dimanche (loi de 2009) ; le cloisonnement entre CDI très protégés et CDD ou intérims (souvent réservés aux jeunes…) beaucoup plus précaires ; le fait que dans le droit actuel tout salarié peut s’opposer à l’application d’un accord compétitivité-emploi d’entreprise ou de branche ; etc.]] et au cloisonnement des régimes de protection sociale ; il serait très souhaitable, dans cette perspective, de favoriser des accords compétitivité-emploi dans l’entreprise ou dans la branche.

-* il faut encore faciliter la mobilité - géographique par une bonne politique du logement, et professionnelle par une politique efficace de formation permanente, relayant un système d’enseignement de base plus adapté aux possibilités réelles de l’emploi.

Je voudrais toutefois m’attarder davantage aujourd’hui sur un aspect important de ce problème : celui de la durée du travail.

3. Deux stratégies opposées ont été tentées dans ce domaine : celle du « partage du travail » ; et celle de l’incitation à l’allongement de la durée individuelle du travail, par la défiscalisation des heures supplémentaires. Toutes deux ont en grande partie échoué.

a) Le « partage du travail » repose sur une idée simple, voire simpliste : l’offre d’emplois étant limitée, il serait conforme à la solidarité de la répartir entre un plus grand nombre de travailleurs en réduisant la durée d’activité de ceux qui ont déjà un travail, afin de dégager des postes pour des personnes actuellement sans travail. La forme la plus frappante de cette tentative a été la décision sur les « 35 heures », mais celle-ci avait été précédée dans les années 1990 de nombreuses autres tentatives dans le même esprit, notamment la loi Robien[[Ces efforts correspondent, pour les économistes, à l’idée « d’enrichissement de la croissance en emplois » - c’est à dire obtenir un plus grand nombre d’emplois pour un taux de croissance donné. De fait, notre économie recommence à créer des emplois (en net) dès un taux de croissance légèrement supérieur à 1% ; il aurait fallu, naguère, au moins un point de croissance de plus, soit 2%, pour obtenir ce résultat. La concentration des allègements de charges sur les bas salaires a permis de protéger les emplois peu qualifiés, mais au prix d’une nette baisse de la productivité : la productivité globale du travail, qui progressait en France au rythme d’environ 1,5% par an depuis vingt ans, a pratiquement cessé de s’améliorer avec la crise : elle se situe au même niveau en 2010 qu’en 2007. Dans les secteurs marchands, une étude de l’INSEE montre que la productivité horaire du travail croissait de plus de 5% l’an à l’époque des « Trente glorieuses » (1945-1973), d’un peu plus de 2% l’an dans les années 80 et d’1,5% seulement depuis le début de ce siècle.]].

Le bilan de leurs résultats est controversé : au moins 300 000 emplois auraient été directement créés à partir de 2000 par la réduction du temps de travail (RTT), et jusqu’à 800 000 si l’on compte les emplois créés ou maintenus depuis 1993. Mais on doit tenir compte en sens inverse d’un double effet dépressif de la baisse d’environ 11% de la durée du travail sans perte de salaire qui a été appliquée: à travers la perte de compétitivité pour les entreprises, à hauteur de la partie laissée à leur charge ; et à travers le poids des prélèvements supplémentaires nécessaires pour financer les compensations partielles versées à ces mêmes entreprises (environ onze milliards d’€) [[Les allègements de charges sociales pour les entreprises ne sont pas tous liés aux « 35 heures », puisqu’ils ont débuté dès 1993, mais toujours avec l’idée d’en faire la contrepartie d’une baisse de la durée du travail. Ces allègements portaient, jusqu’à la récente réforme, sur les salaires compris entre 1 et 1,6 SMIC - l’allègement devient nul à ce niveau-selon un barème dégressif débutant à 28% (exonération de toutes les cotisations de Sécurité Sociale) au niveau du SMIC,. Leur coût total était estimé à plus de 20 Mds d’euros, dont un peu plus de la moitié directement liée aux « 35 heures ». La réforme récemment votée, et non encore en place, les étend (toujours de façon dégressive) jusqu’à 2,4 SMIC, pour un coût estimé d’environ 13 Mds d’€.]]. Pour certains économistes, le poids de ces charges supplémentaires conduit à terme, en freinant l’activité et en réduisant notre compétitivité extérieure, à des pertes d’emplois supérieures au gain initial.

La vérité est que le partage du travail ne serait une solution au problème du chômage qu’à des conditions draconiennes, qui n’ont jamais été mises en œuvre en France et ne pourront l’être que difficilement. Il faudrait pour cela appliquer réellement l’idée de solidarité entre « insiders » protégés et « outsiders » exclus dans notre système actuel, en réduisant les horaires et la rémunération des uns pour faire place à l’emploi rémunéré des nouveaux entrants sans surcoûts excessifs pour les entreprises. On n'a pas osé le faire à l’époque – on n’a, pourrait-on dire même pas osé le penser… C’est pourtant la même logique qui s’applique aujourd’hui lorsque certains, y compris parmi les organisations syndicales, prônent le recours au chômage partiel (et donc à une baisse de rémunération temporaire des salariés) de préférence à des licenciements, en période de cris économique. Ces réflexions nouvelles s’expliquent par le fait que l’approche d’un véritable partage des emplois a été appliquée avec succès en Allemagne par exemple, où le chômage a pu être maintenu à un niveau bien plus bas qu’en France (6 ½% contre 9½) en dépit de la crise.

b) L’approche inverse, appliquée à partir de 2007, a consisté à encourager ceux qui ont un emploi à travailler davantage, en défiscalisant les heures supplémentaires et en les exonérant partiellement de charges sociales. Les travailleurs sont ainsi mieux récompensés de leurs efforts, gagnant du pouvoir d’achat, et les entreprises peuvent plus facilement répondre aux pointes de la demande qui leur est adressée.

En contrepartie, outre une perte de recettes substantielle (environ 4 milliards et demi d’€) pour l’État et la Sécurité Sociale, qu’il faut bien compenser par d’autres prélèvements freinant l’activité, on obtient l’effet inverse de celui des politiques de partage du travail : au lieu de faire reculer le chômage, les entreprises vont avoir tendance à demander plus à ceux qui sont déjà en poste, retardant le moment de recruter et de former de nouveaux entrants. Cela risque d’accroître encore le fossé entre les « insiders » et les « outsiders » ; et c’est malheureusement ce qui s’est passé, puisque comme je l’ai dit plus haut notre pays compte un million de plus de chômeurs (au sens large) depuis cinq ans.

En réalité, l’encouragement aux heures supplémentaires pourrait avoir un effet bénéfique en période de forte croissance et de pénurie de main-d’œuvre. Notre pays est hélas, depuis plus de trois ans, dans la situation inverse, si bien que, de nouveau, le remède, appliqué au mauvais moment, n’a fait qu’aggraver le problème….

4. Compte tenu de tout ceci, comment se compare aujourd’hui la durée réelle du travail en France avec celle de nos voisins ?

Contrairement à ce qu’on croit souvent, les horaires de travail ne sont pas considérablement supérieurs aux nôtres chez nos voisins – c’est, paradoxalement, en Grèce et en Roumanie qu’ils sont les plus lourds [[Avec plus de 2000 heures de travail par an en 2010 en Grèce, et 2095 en Roumanie (pour les travailleurs à temps complet).]]! De fait, la réduction du temps de travail est, sans avoir été imposée par la loi, pratiquée dans la plupart des pays de notre continent, quoiqu’avec plus de flexibilité et de progressivité dans l’application.

Pour autant, l’écart n’est pas négligeable. C’est ainsi que les salariés à temps complet ont travaillé en moyenne 1904 heures pendant l’année en 2010 en Allemagne, 1856 au Royaume-Uni, autour de 1800 en Italie et en Espagne, contre seulement 1679 en France [[Source : Eurostat (Enquête sur les forces de travail) et INSEE, intégrant pour la première fois les personnes en congés ou en arrêt de maladie, à partir de l’enquête emploi en continu de l’INSEE. Ces chiffres ne concernent que les salariés à temps plein.]] ; notre pays vient en queue de peloton, à égalité avec la Finlande. Si on traduit ces chiffres en horaire hebdomadaire, déduction faite de cinq semaines de congés payés, la semaine de travail s’établit à 35,5 heures en France, contre 38,6 en Italie et un peu plus de quarante heures en Allemagne [[Exactement 40,5 heures.]].

Il faudrait certes tenir compte du fait que les salariés à temps partiel travaillent 2 heures de plus par semaine en France qu’outre–Rhin [[978 heures en 2010 pour les temps partiels français contre 883 pour leurs voisins Allemands. Ceci traduit une précarisation du statut des travailleurs à temps partiel Outre-Rhin, qui est d’une des contreparties fâcheuses d’un niveau global de chômage nettement plus bas que chez nous. Si l’on retient la durée totale du travail temps partiel en non-salariés inclus, le nombre moyen d’heures travaillées dans l’année était (en 2007, selon l’INSEE) inférieur en Allemagne à ce qu’il était en France : 1559 h. chez nous contre 1432 Outre–Rhin. Mais le temps travaillé moyen était très supérieur aux USA et au Japon à ce qu’il était en Europe, avec respectivement 1785 et 1784 heures/an.]] et que les non-salariés (artisans, professions libérales par exemple) ont dans les deux pays des horaires analogues - et beaucoup plus lourds que ceux des salariés [[L’écart est maximum en France, où les non-salariés ont travaillé en moyenne 2459 heures en 2010, soit six heures de plus que leurs collègues Allemands, mais surtout 46% de plus que leurs compatriotes salariés !]]. Mais il reste que le temps consacré au travail salarié par nos voisins et concurrents les plus immédiats est supérieur d’un bon dixième au nôtre. Comment ne pas y voir la clef d’un certain nombre de nos déboires économiques ?

Au total, il est patent que les politiques successives peu cohérentes, voire contradictoires, qui ont été suivies en matière d’emploi dans notre pays ont contribué à un niveau de chômage bien trop élevé, qui pèse lourdement sur notre économie comme sur le moral des Français.

Cette situation n’a heureusement rien d’irréversible. Encore faut-il s’attaquer à la racine des problèmes. Il faut pour cela traiter résolument et à la fois la question de l’abaissement des charges pesant sur les salaires, indispensable pour notre compétitivité comme le sont aussi l’investissement et l’innovation , et celle des réformes structurelles tout aussi indispensables en termes de formation et de flexibilité, en obtenant qu’un dialogue social rénové permette de traiter enfin sérieusement la question de l’arbitrage salaire-emploi-temps de travail.

Philippe Jurgensen

En savoir plus :

Philippe Jurgensen est professeur d’économie à l’IEP de Paris et président de l'Autorité de Contrôle des Assurances et Mutuelles depuis 2004.

Quelques ouvrages de Philippe Jurgensen :
- Écu, naissance d’une monnaie, éditions Jean-Claude Lattès, 1991 – Ouvrage lauréat du Prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
- L'Euro pour tous, éditions Odile Jacob, Paris, février 1998
- Le Guide de l'euro pour tous, éditions Odile Jacob, Paris, 2001
- L'Erreur de l'Occident face à la mondialisation, éditions Odile Jacob, Paris, 2004
- L'Économie verte, éditions Odile Jacob, 2009

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