La France en mal de compétitivité extérieure

Chronique de Philippe Jurgensen

Le commerce extérieur de la France est en perte de vitesse. Il perd progressivement des parts de marché. A qui la faute ? Le niveau élevé de l’euro ? La facture pétrolière ? Ou plutôt à notre organisation du travail et à notre compétitivé ? Analyse de Philippe Jurgensen, économiste, président de l’Acam, et professeur à Sciences Po.

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La chronique de Philippe Jurgensen, économiste et professeur à Sciences Po :

«Le constat est malheureusement aussi fâcheux qu’évident à établir : le commerce extérieur de notre pays est en perte de vitesse. Le solde de nos échanges se dégrade régulièrement depuis plusieurs années ; les trente milliards d’euros de déficit atteints l’an dernier seront dépassés cette année. Ce solde négatif représente 2 % du produit national, soit un chiffre aussi élevé que celui du début des années 80, au moment où – déjà - une relance à contretemps avait détérioré notre situation. Si, ce faisant, la France renoue avec une tradition de fragilité de ses échanges extérieurs (deux années sur trois de déficit depuis la seconde guerre mondiale), cette rechute contraste avec les douze années successives d’excédent commercial que nous avions connues entre 1992 et 2003 grâce à l’amélioration de notre compétitivité.

«La balance commerciale est un solde ; si elle est en déficit croissant, c’est parce que nos exportations progressent plus lentement que nos importations.

«En effet, nos exportations, si elles s’accroissent, le font relativement lentement : depuis sept ans, elles ont progressé seulement de 21 % alors que le commerce mondial augmentait de plus de moitié dans le même temps. Ceci se traduit par un recul très préoccupant de nos parts de marché : depuis 1990, la part des exportations française de marchandises dans les échanges mondiaux a reculé d’un bon tiers, régressant de 6,5 % à 4,1 % seulement ; ce recul est particulièrement net depuis 1998 : nous étions alors encore à 5,7 % des exportations mondiales. De plus, notre excédent traditionnel dans le secteur des services (tourisme, transports, grands travaux à l’étranger), qui compensait naguère notre faiblesse commerciale, a pratiquement disparu : il ne représentait plus, l’an dernier, que 0,2 % du PIB, contre 1,4 % en 2000.

«Il n’est pas anormal que nous perdions un peu de parts de marché : il faut bien faire la place aux pays émergents comme la Chine ou l’Inde ! Mais ce n’est malheureusement pas la seule explication. En effet, si l’on prend un autre indicateur, qui est la part de la France dans le total des exportations de la zone euro, on constate que nous sommes passés, toujours sur les quinze dernières années, de 17,5 % à moins de 14 % (13,4 % en moyenne sur les sept premiers mois de 2007). Si nous avions simplement maintenu nos parts de marché à l’exportation par rapport aux pays de notre zone euro à leur niveau de 1999, nous exporterions cent milliards de plus que ce que nous faisons réellement.

«Dans le même temps, le contenu en importations de la demande intérieure est très élevé. C'est-à-dire que l’appétit d’achat de nos concitoyens se porte plus facilement sur les biens achetés à l’extérieur que sur ceux produits en France. Nos importations de biens de consommation industriels, par exemple, augmentent huit fois plus vite que la production nationale de ces mêmes biens : depuis 2000, face à une consommation en augmentation de 23 %, l’indice de la production intérieure n’a progressé que de 8 % contre 68 % pour les importations. Au total, les achats à l’étranger représentent environ un quart de la consommation totale de la France, mais 38 % de l’augmentation de cette consommation.

«Pour les économistes, l’"élasticité" des importations à la demande est de 2,5, c'est-à-dire qu’un pour cent de demande supplémentaire se traduit par 2,5 % d’augmentation de nos importations… Ce fait, souvent négligé, montre l’inanité des politiques recherchant un supplément de croissance par la demande ; on voit bien qu’une « fuite » de près de 40 % dans le circuit fait que nos efforts de relance profitent presque autant aux producteurs étrangers qu’à l’emploi en France, tout en aggravant notre déficit extérieur.

«Il faut bien comprendre que cette mauvaise performance extérieure n’a pas seulement pour conséquence d’aggraver notre déficit et d’accroître une dette qu’il faudra bien solder un jour ; elle a aussi pour conséquence d’amputer notre croissance. Depuis trois ou quatre ans, on constate pratiquement à chaque trimestre une « contribution négative » du commerce extérieur à la croissance – c'est-à-dire que la progression de notre économie est amputée, d’année en année, par le déficit extérieur.

«Bien entendu, depuis longtemps, hommes politiques et économistes cherchent des explications à cette triste situation. La plupart d’entre elles sont de bien mauvaises excuses.

«Première excuse, la plus courante : l’euro fort. Il est indéniable qu’à un cours proche de 1,50 dollar par euro, la monnaie européenne est surévaluée d’au moins 20 % par rapport au dollar, - et, ce qui est plus grave, - par rapport aux monnaies qui le suivent, notamment le yen japonais et le yuan chinois. Cependant, deux constatations de bon sens atténuent fortement la portée de cette explication : d’une part, plus de la moitié de nos échanges se font avec les pays de la zone €uro ; ils ne sont donc en rien affectés par le taux de change de notre monnaie commune à l’égard des devises tierces. D’autre part, l’€uro fort n’a pas empêché les Allemands d’accroître leurs exportations au point de retrouver la place de premier exportateur mondial, qu’ils avaient perdue pendant quelques années, et d’enregistrer des excédents extérieurs records (160 milliards d’€uros l’an dernier !) ; c’est que, eux, avec la même monnaie que nous, maintiennent leur part de marché mondial malgré la vivacité de la concurrence.

«La deuxième « excuse » évidente est l’augmentation de la facture pétrolière. Avec un prix du baril qui a plus que doublé en deux ans, et dépasse maintenant les 90 dollars, il est certain que le poids de nos achats d’hydrocarbures à l’extérieur augmente : il a doublé entre 2003 et 2006 pour atteindre 46 milliards d’euros. Cependant, la France est moins touchée que ses voisins – l’Allemagne ou l’Italie par exemple – par cette surcharge grâce à la part très importante du nucléaire dans sa production électrique, qui est proche de 80 %. Il faut aussi remarquer que le pétrole cher d’aujourd’hui ne fait que retrouver le niveau déjà atteint lors des précédents chocs pétroliers : en dollars constants, les 90 dollars le baril d’aujourd’hui sont analogues aux 40 dollars le baril de 1980.

«Une autre explication souvent invoquée de nos performances défectueuses est la mauvaise spécialisation géographique et sectorielle de nos exportations. D’un point de vue géographique, nous sommes effectivement trop peu présents dans les pays émergents, en Asie notamment, et il est tout à fait justifié de faire un effort supplémentaire dans cette direction, comme les gouvernements successifs s’y attachent depuis longtemps - avec des succès jusqu’à présent limités. D’un point de vue sectoriel, nous ne disposons pas, à la différence de nos voisins d’Outre-Rhin, de ces grands « môles exportateurs », notamment dans l’industrie des biens d’équipement, qui réussissent à conserver leurs clients malgré l’augmentation de leurs prix de vente résultant de l’appréciation de l’€uro. Il faut cependant pondérer ces remarques ; les études qui ont pu être faites sur la spécialisation sectorielle comparative de la France et d’autres grands pays exportateurs ne montrent que des écarts limités. L’important n’est d’ailleurs pas tellement dans le constat de cette mauvaise spécialisation, mais dans ses explications.

«Nous en arrivons donc à ce qui, à mon sens, est la vraie explication de notre déficit extérieur croissant : elle tient tout simplement à une perte de compétitivité significative et durable.
D’où vient cette perte de compétitivité ? Si l’on compare notre pays et ceux dont le commerce extérieur est excédentaire, on constate aisément deux faits.

- «Premier constat : la quantité de travail fournie à notre économie est trop faible. Même si la productivité horaire se situe, en France, au niveau des meilleurs, le nombre d’heures travaillées dans l’année est, lui, nettement inférieur à celui des autres pays : 1 472 heures par an pour un salarié à temps complet, contre 1 739 pour la moyenne de l’UE et 2 019 pour la Grande-Bretagne, selon la toute récente enquête de l’INSEE. L’écart avec nos voisins d’Outre-Manche est donc d’un tiers ; c’est, bien sûr, la conséquence de la semaine de 35 heures, mais aussi de jours fériés et congés payés assez généreux. Pour un salaire annuel analogue entrant dans son coût de production, l’entrepreneur français dispose donc d’un moindre temps de travail, et, partant, de quantités inférieures à vendre. Notre industrie, nos services, ont du mal à répondre à la demande extérieure et à concurrencer les importations venant de pays tiers faute d’une capacité productrice suffisante. En un mot, les Français ne travaillent pas assez pour rester compétitifs.

«Cette insuffisance du temps de travail fourni est aggravée par le fait que nos forces productives sont sous-employées : le « taux d’emploi », c’est-à-dire le rapport entre la population réellement au travail et celle en âge de travailler, n’est que de 63 % en France, loin de l’objectif commun de 70 % arrêté par les responsables européens, et dix points au-dessous de celui des Etats-Unis. Cela est dû tant à un taux de chômage trop élevé (il dépasse d’environ un point la moyenne de la zone euro et de quatre points celui des USA ou de la Grande-Bretagne), qu’à une participation insuffisante des plus jeunes et des plus âgés au marché du travail. Comment être compétitifs lorsque les jeunes Français entrent plus tard que les autres sur le marché du travail, et qu’un de nos concitoyens sur deux a déjà cessé sa vie active à 57 ans ½ - ce qui, à notre époque, est loin d’être justifié par l’état de santé. Le taux d’emploi des seniors de 55 à 59 ans est de 41 % en France contre 57 % au Royaume-Uni, et 70 % en Suède !

«Ajoutons encore à cela les charges sociales, plus élevées en France que partout ailleurs, sauf en Europe du Nord. Il en résulte que le coût horaire de la main d’œuvre française est supérieur de 20 % environ à la moyenne de la zone €uro et de 40 % à celle de l’ensemble de l’UE à 27 (28,7 € l’heure contre 20,6 pour l’UE à 27) – cet écart, loin de se résorber, s’accroissant d’année en année - ; ce coût horaire est par exemple triple de celui du Portugal et quintuple de celui de la Pologne.

- «Une deuxième explication fondamentale de notre compétitivité déclinante est l’insuffisance de l’innovation de marché dans notre industrie et nos services. Malgré des efforts réels, l’enseignement supérieur reste le parent pauvre de notre système de formation ; l’effort de recherche & développement de l’Etat comme des entreprises reste insuffisant et les Pme innovantes – ces futures gazelles que tout le monde cherche à encourager – ne sont pas suffisamment soutenues, notamment en termes d’accès aux commandes publiques et d’investissement en fonds propres. Si l’on peut se réjouir des initiatives récemment annoncées dans ces divers domaines, il reste encore beaucoup à faire. Si bien qu’aujourd’hui, la France dispose, certes, de grandes entreprises internationales performantes, mais qui produisent de plus en plus hors de nos frontières, tandis que le tissu d’entreprises petites et surtout moyennes, bien implantées sur notre territoire, y fournissant des emplois très qualifiés et développant une forte capacité exportatrice, reste dramatiquement insuffisant.

«Voilà pourquoi il est clair que notre pays a besoin non pas d’une politique de relance de la demande, qui se traduirait par une aggravation supplémentaire de notre déficit extérieur, mais d’une politique de l’offre, c'est-à-dire de réformes et d’investissements, seule capable de reconstituer notre compétitivité.»

Philippe Jurgensen

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