La fiscalité renvoyée à la niche

la chronique économique de Philippe Jurgensen

Cette chronique passe en revue les différents scenarii possibles pour réformer la fiscalité française. Comme le rappelle Philippe Jurgensen : les Français n’aiment pas le changement. Toutefois, ne sommes-nous pas arrivés à un instant critique de la situation ? Petit rappel de l’état de fait et analyse détaillé des termes et méthodes pour comprendre et remettre à plat la matière fiscale. Regard aussi de l’économiste sur les solutions à envisager.

Cette chronique a été enregistrée début novembre 2010.
Les Français adorent les réformes… pourvu qu’elles ne changent rien pour eux ! N’avons-nous pas inventé cet oxymore étonnant, pour qui veut prendre un instant de recul, qu’est « le changement dans la continuité » ?

Cette frilosité est particulièrement manifeste en matière fiscale, sujet sensible entre tous, où les grandes réformes toujours promises sont aussi toujours différées.

L’actualité y pousserait cependant : il manque des dizaines de milliards pour ramener nos déficits publics à un niveau soutenable. Le second rapport de la commission Attali sur la croissance, remis au Président de la République le 15 octobre 2010, chiffre l’effort à faire pour réduire ces déficits à 3% du PIB d’ici trois ans, puis commencer à infléchir la courbe de la dette, à 75 milliards d’euros – environ 4% du produit national. Des sujets naguère tabous sont donc rouverts hardiment, aussi bien par l’opposition qu’au sein même de la majorité.

Citons-en ici quatre, parmi les plus importants :

- D’abord, la fiscalité du patrimoine. A gauche, on la juge insuffisante (les revenus du travail sont effectivement plus imposés que ceux du capital) et on compte sur son relèvement pour financer les retraites, oubliant peut-être que les mêmes sommes ne peuvent servir deux fois – pour financer des prestations et pour réduire le déficit. Mais de nombreuses voix s’élèvent aussi à droite pour réclamer un rééquilibrage par suppression simultanée de l’ISF et du bouclier fiscal, accompagnée d’un relèvement des droits de succession – qui avaient justement été fortement abaissés par Nicolas Sarkozy en 2007 - et de la taxation des plus-values en capital. Le premier ministre, tout en s’opposant au vote de l’amendement déposé en ce sens par non moins de 97 députés de sa majorité, a promis que ce débat serait traité d’ici juin 2011.

- Ensuite, la « TVA sociale ». L’idée est ici de taxer la consommation pour alléger les charges fiscales pesant sur le travail. Elle paraît logique économiquement, car un relèvement de la TVA serait de loin le moyen le plus rapide et le plus efficace d’accroître les recettes publiques tout en préservant et même en améliorant la compétitivité de notre pays – cet impôt est en effet supporté par les marchandises importées, mais non par les exportations ; et si son produit est utilisé en partie pour alléger le coût du travail, l’effet de la compétitivité est renforcé. Cette idée, de nouveau avancée par la Commission Attali, a trouvé des soutiens à droite (Jean-François Copée, Jean Arthuis) comme à gauche (Manuel Valls, Jean-Marie le Guen). Mais elle est rejetée avec horreur par nombre de décideurs ; ceux-ci redoutent, quelque peu contradictoirement, le cumul d’un effet déflationniste dû au freinage de la consommation et d’un effet inflationniste (puisque la TVA s’ajoute au prix des produits). L’exemple de l’Allemagne, qui a redressé d’un coup ses finances publiques en majorant de trois points son taux de TVA début 2007, montre pourtant qu’aucun de ces deux risques ne s’est concrétisé. La Grande-Bretagne vient de son côté de décider un relèvement de sa TVA de 2,5 points.

La « TVA sociale » est souvent présentée comme injuste, car elle pèserait davantage sur les classes populaires, qui consomment presque tout leur revenu, que sur les classes aisées, dont le taux d’épargne est élevé. C’est oublier l’existence du taux réduit (à 5,5%) pour les produits de première nécessité, précisément ceux qui sont les plus consommés par les plus pauvres ; il serait parfaitement possible de ne pas le relever tout en augmentant le taux normal de TVA (qui est de 19,6%) ou en créant une tranche supérieure pour les produits de luxe (elle existait naguère, à 33%).

- Une troisième grande réforme possible serait la création d’une véritable fiscalité écologique. On sait que la France est en retard sur ses voisins dans ce domaine. Il serait notamment souhaitable de relancer le projet de « taxe carbone, qui a failli être adopté début 2010 avant d’être reporté sine die. La Commission Attali le propose, mais « si possible au niveau européen ». Compte tenu de l’opposition connue de certains de nos partenaires de l’UE, autant dire qu’il n’en sera rien ! C’est dommage, car outre le grand intérêt pour l’environnement de donner un prix à la tonne de carbone émise ou au contraire économisée, l’exemple suédois montre qu’une telle taxe a pu être imposée, à un niveau six fois plus élevé que ce qui était proposé chez nous, sans que l’économie n’en souffre.

- Quatrième sujet de fond, la fusion de la CSG/CRDS et de l’impôt sur le revenu. On sait que la CSG , instituée il y a vingt ans par le gouvernement Rocard pour couvrir –déjà – le déficit de la Sécurité sociale, majorée à plusieurs reprises et complétée par la CRDS pour atteindre un taux de 12,1% actuellement, est un impôt proportionnel sur les revenus de toute nature . L’impôt sur le revenu, assis sur une base plus étroite, est, lui, progressif, c'est-à-dire que son taux augmente (de 5 à 41%) en fonction de l’aisance relative du contribuable. Il est tentant de fusionner ces deux types d’imposition en une seule, de base plus large mais progressive en fonction du revenu. Cette réforme poserait, il est vrai, de sérieux problèmes techniques : en effet, la CSG est retenue à la source sur les salaires, mais pas l’IR ; et les assiettes de ces impôts sont très différentes, comme le sont leurs destinataires (Etat pour l’IR, régimes sociaux pour la CSG/CRDS) ; mais elle aurait pour elle la logique et une meilleure justice sociale ; elle est d’ailleurs prônée par nombre d’intervenants, à droite comme à gauche. Elle se heurte cependant aussi à assez d’oppositions pour qu’on puisse douter qu’elle soit adoptée, au moins à brève échéance.

468 niches fiscales

Si intéressantes que soient ces pistes de réforme en profondeur de notre fiscalité, le plus vraisemblable est bien qu’aucune ne sera menée au bout, en tous cas d’ici la prochaine élection présidentielle. Et que, de nouveau, la réforme fiscale sera « renvoyée à la niche » – ou plutôt aux niches, puisqu’il en existe, selon le recensement récemment opéré par la Cour des comptes et le Conseil des Impôts, non moins de 468 !

Bien sûr ces « niches » sont d’inégale importance : la plus coûteuse en termes de perte de recettes fiscales est le taux réduit de TVA (5,5 au lieu de 19,6%) pour les travaux d’entretien et d’amélioration des logements : 5,15 milliards d’euros en 2010 ; viennent ensuite le crédit d’impôt en faveur de la recherche (4 Mds) et la prime pour l’emploi (PPE), qui coûte 3,2 milliards mais bénéficie à près de 9 millions de contribuables modestes déclarant des revenus d’activité. D’autres, à l’inverse, ne concernent que quelques centaines d’individus et ne coûtent que quelques millions.

On peut discuter de la définition même de ces « niches ». Pour les spécialistes, certaines sont dites « actives » parce qu’elles visent à infléchir le comportement des agents économiques (c’est le cas par exemple du crédit d’impôt-recherche, des investissements dans les DOM, des dispositifs « Robien » dans l’immobilier) tandis que d’autres, dites « passives », résultent du statut même du contribuable – c’est le cas de la prime pour l’emploi, de la prise en charge de la dépendance et du handicap, voire du quotient familial. De même, les niches peuvent prendre des formes très variées – exonérations, déductions, abattements, taux d’imposition réduits, crédits d’impôt, versements de primes - et concerner non seulement l’impôt mais aussi les cotisations sociales, si bien que le rattachement de certains avantages à ce vaste ensemble est parfois contesté.

Toujours est-il que, globalement, la charge correspondante s’élève à non moins de 75 milliards d’euros. La supprimer totalement permettrait d’accomplir d’un seul coup la totalité de l’effort de réduction de 4% du déficit du produit national dont j’ai parlé en commençant. Ce n’est hélas pas possible, car bon nombre de ces niches sont justifiées par leurs effets favorables sur la croissance et sur l’emploi, ou par des préoccupations d’équité sociale – bien qu’en réalité ces avantages profitent globalement surtout aux plus aisés, en particulier quand il s’agit de réductions d’assiette de l’IR. Les ambitions sont donc plus limitées : la Commission Attali propose d’en éliminer le tiers, soit 25 milliards d’€ ; plus prudent, le gouvernement en attend dix milliards en 2011, soit le quart des 40 milliards que nécessite son objectif de réduction du déficit public à 6% du PIB en 2011 (contre près de 8% cette année).

Quelles coupes peut-on raisonnablement effectuer dans ce trop vaste ensemble ?

Le gouvernement, revenant avec un certain courage sur des promesses de campagne de 2007, a décidé de mettre un terme à la déduction des intérêts d’emprunts pour l’habitation principale, coûteuse (1,5 milliard d’€) et jugée peu efficace ; il a aussi réduit de 10% le plafond des déductions au titre d’une vingtaine de niches, et relevé les cotisations sociales sur l’intéressement et la participation, les indemnités de départ et les « retraites-chapeau » des dirigeants. Pour faire bonne mesure et tenter, sans en être assuré, d’atteindre l’objectif de dix milliards d’économies, il a supprimé l’avantage peu justifié qui permettait de répartir ses revenus entre plusieurs déclarations l’année d’un mariage, d’un PACS ou d’un divorce ; enfin, il a réduit notablement les avantages de l’assurance-vie, notamment en taxant les intérêts perçus dès l’année d’encaissement sur tous les contrats…

Le Parlement voudrait en outre réduire la note du crédit d’impôt-recherche (4 Mds d’€), mais avec le risque de diminuer une incitation particulièrement utile pour la performance de notre économie et d’inciter à la délocalisation des centres de recherche. Bien des députés de la majorité souhaiteraient par ailleurs, comme la commission Attali et comme l’opposition, remettre en cause la réduction de TVA consentie à l’hôtellerie-restauration dont il est largement admis aujourd’hui que le coût considérable pour les finances publiques (plus de 4,5 Mds d’€) dépasse les avantages limités en termes d’emplois et de tarifs ; ils se heurtent jusqu’à présent à un refus présidentiel.

On le voit, l’imagination est fertile pour émonder des avantages devenus insoutenables dans une période de crise des finances publiques. Il est d’autant plus étonnant que certaines dépenses fiscales dont l’intérêt économique et social est douteux échappent jusqu’ici à l’attention générale. On me répondra qu’il s’agit de « vaches sacrées » - mais l’heure n’est elle pas à la remise en cause au réexamen général de ces situations acquises, et à l’élimination de celles qui ont perdu leur justification ?

Des remises en cause...

- Au risque de choquer nos auditeurs, je mettrai au premier rang l’abattement de 10% sur le montant des pensions. Classée, avec 2,67 Mds d’euros de charge annuelle, au sixième rang des dépenses fiscales les plus coûteuses, cette niche n’a pas de vraie justification. Elle est calquée, en effet, sur le défraiement consenti aux personnes en activité pour couvrir forfaitairement le coût des démarches (transports, formation...) nécessaires pour se procurer un revenu ; or un pensionné n’a plus à faire de telles démarches. Economiquement, la suppression de cette mesure n’aurait pas d’effet néfaste spécifique autre que celui d’une réduction de la consommation, corollaire hélas inévitable de toutes les mesures de compression des déficits . Socialement, on sait que le niveau de vie des retraités n’est plus inférieur, comme il l’était autrefois, à celui des actifs. Nombre d’études indiquent même que la balance se serait retournée en leur faveur.

- Autre exemple de mesure possible, mais jamais prise, le retour à une taxation normale de l’ensemble des revenus financiers. Le PS estime, dans son projet de financement des retraites, que 7 milliards pourraient être tirés de l’application de la CSG à tous les revenus financiers ainsi qu’aux-plus-values sur la vente des résidences principales, actuellement exonérées. Ce chiffre paraît un peu surestimé, mais la direction mérite d’être étudiée. J’attire, pour ma part, l’attention sur un problème connexe : celui de l’exonération totale des revenus tirés de certains livrets d’épargne. L’avantage ainsi consenti n’est même pas inclus dans la liste officielle des niches fiscales ; il est pourtant important, puisque son coût peut être estimé à plus d’un milliard d’euros. Or rien ne le justifie réellement, à part la force des habitudes : dans la période actuelle, on cherche à encourager la consommation et l’investissement productif, mais non l’épargne liquide, une préférence excessive pour la liquidité étant justement, comme Keynes l’a montré, une caractéristique des périodes de crise, dont il faut se dégager. Quant à l’argument selon lequel il s’agirait de protéger une épargne populaire, il ne vaut rien. En effet, l’avantage fiscal consenti à travers la non-prise en compte des intérêts perçus dans l’assiette de l’impôt sur le revenu est, par construction, d’autant plus important que le taux d’imposition – et donc le revenu - du contribuable concerné est élevé. Reste le souci de financer le logement social à travers le recyclage par la Caisse des Dépôts des sommes ainsi collectées ; il a perdu de sa force aujourd’hui où le taux des emprunts à long terme sur le marché est pratiquement aussi bas que celui auquel la ressource provenant des livrets d’épargne défiscalisés est apportée à la Caisse.

- Troisième exemple : la « niche Copé » devrait être réexaminée. Le sujet est un peu technique – il s’agit de l’exonération d’impôt consentie aux sociétés sur le produit de la revente de leurs filiales -, mais l’enjeu financier est considérable : plusieurs milliards d’euros pour cette niche qui n’est même pas recensée dans la liste officielle des « dépenses fiscales »…

- Passons à la demi-part supplémentaire pour les contribuables ayant eu des enfants à charge. Au nom de quoi une situation qui a existé à une époque justifie-t-elle le maintien à vie d’un avantage qui –contrairement à ce qu’on avance, n’est pas social mais au contraire anti-redistributif puisque, là encore, il est d’autant plus important que le bénéficiaire est plus aisé. Il est vrai que, sur ce point, une tentative a été faite cette année, d’autant que l’enjeu financier n’est pas négligeable : 1,6 milliard d’euros ; le débat est toujours en cours au Parlement

- Cinquième cas : l’exonération des prestations familiales et de diverses allocations sociales (coût : 1,6 Md d’€ ). Voilà encore une mesure peu fondée, compte tenu de son effet anti-redistributif. Je ne pense pas pour ma part qu’il faille cesser d’encourager la natalité et les familles, car c’est l’avenir de notre pays. Mais il serait plus sage de préserver le pouvoir d’achat des prestations familiales, qui n’est plus maintenu dans les derniers arbitrages budgétaires - au lieu de proroger une détaxation qui, une fois de plus, bénéficie bien plus aux plus aisés qu’aux classes moyennes, et a fortiori qu’aux plus pauvres, non-imposables.

- Sixième exemple – j’arrêterai là, pensant m’être fait suffisamment d’ennemis ! -, l’exonération d’IR et de cotisations sociales des heures supplémentaires. Bien qu’il s’agisse d’une des mesures-phares de la loi TEPA voulue par Nicolas Sarkozy, de nombreuses voix s’élèvent désormais, même au sein de la majorité, pour mettre en doute l’intérêt de cette exonération, dont le coût fiscal à lui seul est estimé à 1200 millions d’euros annuels. Le principe « travailler plus pour gagner plus » est certes positif, même si les économistes peuvent discuter de ses effets sur l’emploi global en période de fort chômage ; mais, s’il paraît légitime de favoriser la flexibilité par une meilleure rémunération des travaux supplémentaires, il l’est moins de permettre la non-imposition des sommes ainsi gagnées. C’est en effet un nouveau cas de rupture de l’égalité devant l’impôt et de mesure d’autant plus favorable que le revenu global du ménage bénéficiaire est élevé.

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Au terme de ce bref parcours, l’idée à retenir est, me semble-t-il, de se garder de la paresse intellectuelle consistant à ne toucher au système qu’à la marge, sans oser remettre en cause les situations acquises.

Ainsi, la justification de chacune des niches fiscales – et pas seulement celles dont on parle le plus souvent, comme la défiscalisation des investissements Outre-Mer ou celle des emplois à domicile – devrait être réexaminée sans a priori dans son fondement même. Mais, au-delà, il faut avoir le courage de « sortir de la niche » pour s’attaquer à une véritable réforme fiscale d’ensemble. La nécessité commence à en être admise - on la promet même désormais pour 2011. Souhaitons simplement ici que cet exercice aille, à la différence des précédents, jusqu’au bout.

Philippe Jurgensen, professeur d’économie à Sciences Po Paris.

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