Crise financière ou crise morale : deuxième épisode

par Philippe Jurgensen

La crise financière et économique, devenue mondiale, continue à étendre ses ravages. Philippe Jurgensen a évoqué, dans une précédente chronique, la crise morale qui sous-tend ce séisme en appelant notre attention sur trois grandes valeurs dont la mise en cause, au cours des dernières années, est étroitement liée à la crise financière : la transparence ; la modération ; le sens des responsabilités.

Ce sont d’abord les valeurs de modération que les acteurs des marchés ont dû, bon gré mal gré, réhabiliter du fait de cette crise. En effet, les entreprises du secteur financier ont été gravement fragilisées par les politiques agressives menées pour tirer le maximum de rendement d’une base de fonds propres trop réduite et conclure le maximum d’opérations – de « deals » comme le disent les financiers, rappelant fâcheusement les termes du milieu des toxicomanes. Elles ont presque toutes dû, ces derniers mois, recourir plus ou moins en catastrophe à une reconstitution de leurs fonds propres.

Pour cela, elles ont fait appel à leurs actionnaires par des émissions sur les marchés financiers lorsqu’elles le pouvaient ; elles ont recouru aux fonds souverains étrangers ; elles ont émis de la « dette subordonnée » en quantité ; mais surtout, lorsqu’il l’a fallu, elles ont dû se résigner à ouvrir leur capital à la puissance publique. On a vu l’Etat apporter du capital aux banques en direct, qu’il s’agisse en Grande-Bretagne du sauvetage de Royal Bank of Scotland, HBOS et Lloyds pour 47 Mds d’€uros, en France et au Benelux de celui de Fortis et de Dexia pour 11 Mds d’€uros, en Allemagne de celui de la Commerzbank, ou aux Etats-Unis de ceux d’AIG (où le Trésor américain souscrira 40 Mds $ d’actions préférentielles) et des neuf principales banques, recapitalisées à hauteur de 125 Mds de $, en attendant une 2ème tranche de même montant pour les banques moyennes.

Ces apports ont permis de relever le ratio des fonds propres par rapport au risque dans ces différents établissements – on parle maintenant de niveaux de « tier one » (la partie « dure » des fonds propres) atteignant 11 % contre une norme précédente plutôt comprise entre 7 et 8. Ce faisant, les nouveaux apporteurs de fonds atténuent le risque et contribuent à restaurer la confiance mais diluent aussi les actionnaires et donc les rendements qui peuvent leur être servis. Dans certains cas, les pouvoirs publics ont d’ailleurs explicitement exigé la réduction ou la suppression des dividendes en échange de leur intervention, ou bien imposé des dividendes prioritaires ou des taux de rémunération élevés pour les apports publics – manière de permettre au contribuable de récupérer une partie de sa mise.

Aujourd’hui, les annonces de retours toujours plus élevés sur fonds propres ne sont donc plus possibles ; elles ne répondraient d’ailleurs plus à l’esprit du temps. On voit, au passage, à quel point l’objectif économique unique avancé jusque là par tous les dirigeants financiers – créer de la valeur pour l’actionnaire – est maintenant démonétisé. Quant à l’abus des montages financiers complexes et des produits structurés aussi peu compréhensibles que peu contrôlables, il a lui aussi reçu un coup d’arrêt. Ce type de montage n’a certes pas disparu, l’activité des fonds spéculatifs non plus ; mais le développement flamboyant de ces activités est remplacé par une tonalité plus discrète et plus prudentielle.

Pour plus de transparence

Si les valeurs de modération ont donc progressé, celles liées à la transparence ont encore des progrès à faire.
Cela concerne d’abord la régulation et la supervision financière. Il est clair que la crise est due davantage à l’insuffisance du champ couvert par les contrôles qu’aux défaillances supposées des superviseurs. En effet, ce sont des secteurs non régulés comme les « hedge funds », les places offshore, les agences de notation, que sont venus les dérapages, et non des activités régulées. Les opérations de titrisation dans lesquelles ont fleuri les CDO, CDO d’ABS, CLO, etc., qui recèlent souvent des actifs qualifiés aujourd’hui de « toxiques », étaient explicitement destinées à figurer hors bilan, c'est-à-dire à ne pas être retracées dans les comptes officiels dûment audités.

Il paraît très souhaitable que la communauté internationale s’entende pour améliorer la régulation en coordonnant mieux les contrôles, et surtout en « bouchant les trous » du système. Si l’on regarde le programme d’action publié par le sommet du Groupe des 20, le 15 novembre dernier, on doit bien reconnaître qu’on en est encore loin. Ce texte ne prévoit ni de créer un superviseur financier unique mondial, ni d’unifier les règles prudentielles. Le Sommet annonce simplement « des recommandations » pour atténuer le caractère pro-cyclique (c'est-à-dire accélérateur de crise) des règles d’ici à fin mars 2009, et, à plus long terme, un « examen » du champ d’application de la régulation et une harmonisation de la définition des fonds propres. Sur la question essentielle de la réintégration dans le système de surveillance mondiale des « paradis fiscaux », depuis la Suisse jusqu’aux Iles Caïmans, rien de sérieux ne paraît prévu : les déclarations politiques initiales ambitieuses se heurtent vite à la résistance farouche de ces places, qui vivent précisément des lacunes du système de contrôle.

De même, la transparence supposerait une clarification et une unification des normes comptables au niveau mondial. Cet objectif a bien été retenu par le Groupe des 20 pour le moyen terme ; mais d’ici mars 2009, il est seulement question de renforcer les obligations de publication des entreprises et de réviser la gouvernance de l’IASB, émetteur autoproclamé des normes comptables internationales – IFRS – qui sont reconnues en Europe mais non aux Etats-Unis, ceux-ci conservant leur propre système (« US Gaap »). Le système
unifié européen lui-même ne s’applique d’ailleurs qu’aux comptes consolidés des entreprises cotées, les normes nationales conservant toute leur place pour les comptes sociaux. On voit que la lisibilité et la comparabilité sont loin d’être assurées…

Venons-en au troisième aspect de ce sujet de la transparence : la gouvernance des entreprises. On peut penser que les scandales qui ont secoué le Crédit Agricole/Crédit Lyonnais à l’été 2007, puis la Société Générale avec l’affaire Kerviel, puis tout récemment, les Caisses d’Epargne, dus à chaque fois au non-respect des normes par des traders, vont faire progresser la clarté du contrôle interne et la vigilance des superviseurs. Par ailleurs, la crise a conduit au départ d’un grand nombre de dirigeants et à leur remplacement par de nouvelles équipes qui promettent une transparence plus complète, par exemple en matière d’information de leur Conseil d’administration, mais aussi de leurs actionnaires et de leurs salariés. Il ne semble pas pourtant que l’on progresse réellement beaucoup vers la diversification souhaitable du recrutement des administrateurs et le confortement de la place des administrateurs indépendants.

Quant à la rémunération des dirigeants, un certain nombre de mesures ont été prises ou annoncées pour limiter le niveau des avantages consentis sur les rémunérations d’entrée et de départ. Par exemple, en France, il est désormais prévu que les plans d’attribution des « stocks options » ou d’actions gratuites devront bénéficier à l’ensemble du personnel, et non pas à une poignée de dirigeants ; les indemnités de départ de chefs d’entreprise en difficulté ont été réduites ou supprimées, et la loi prévoit désormais une taxation partielle des indemnités de départ ou des « retraites chapeau » dépassant certains montants. Dans le reste du monde, les législateurs ont imposé des limites aux rémunérations des dirigeants, notamment en Allemagne et aux Etats-Unis. On a même vu les patrons de l’Américain Goldman Sachs et du Suisse UBS renoncer à toute prime pour 2008 ; il est vrai que le premier cité avait touché à lui seul 68 millions de $ de bonus fin 2007, en pleine crise des « subprimes » ! Cependant les mesures prises n’ont pas permis de mettre un terme aux écarts de rémunération excessifs, entre le sommet et la base ; et elles n’ont réussi que partiellement à mieux lier la rémunération aux risques et aux résultats obtenus par les dirigeants.

Un dernier aspect est étroitement lié à ces objectifs de transparence : le rôle des agences de notation. Il a été néfaste dans cette crise, dans la mesure où elles ont attribué, pendant très longtemps, des notations « AAA » excessivement favorables à des institutions qui ne le méritaient pas – notamment des réhausseurs de crédit dont le métier même était de substituer leur signature, bien notée, à celle d’émetteurs de titres potentiellement toxiques. Il serait évidemment impératif de soumettre ces agences de notation à une supervision sérieuse, d’imposer une séparation totale entre leurs activités de notation et leurs activités de conseil, de les rémunérer autrement que par des versements des entreprises notées. Les progrès annoncés ne sont pas négligeables, puisque le communiqué du G20 prévoit à terme l’enregistrement de toutes les agences de notation et leur soumission à des « normes exigeantes » ; mais rien n’est dit sur la confusion des activités d’évaluation et de conseil, ni sur leur mode de rémunération. Sur ces deux derniers points, les projets annoncés par la Commission Européenne semblent toutefois plus allants.

Reste la question du sens des responsabilités des entreprises à l’égard de leurs salariés et de la communauté dans laquelle elles vivent. La crise a conduit à mettre davantage en avant la notion de responsabilité sociale des firmes et à faire progresser l’idée « d’entreprises citoyennes ». Néanmoins, elle se traduit surtout aujourd’hui par des licenciements, et des pertes d’activité. Il est normal que des entreprises tiennent compte du ralentissement économique, qui diminue les perspectives de ventes de nombre d’entres elles. Il est moins normal d’ajouter la crise à la crise en comprimant systématiquement les investissements, porteurs d’avenir, même lorsque la firme n’a aucun problème de trésorerie et est bénéficiaire – ou, du côté des financiers, en coupant les crédits à des entreprises qui en ont besoin.
Le comble est de constater que les banques continuent à refuser de se prêter des fonds autrement qu’au jour le jour ou à très court terme, ce qui a obligé à recourir aux interventions massives des banques centrales et aux schémas de garanties publiques des prêts interbancaires qui se sont multipliés au cours de ces dernières semaines. Il faut souhaiter que les appels publics à davantage de sens des responsabilités soient entendus et qu’une mission comme celle qui a été confiée, en France, par le Président de la République à M. Ricol, c'est-à-dire de dénoncer les refus de crédit abusifs, n’ait pas à intervenir trop souvent.

Pour terminer, élargissons le sujet à la réforme du système financier international, souvent baptisée du nom évocateur de « nouveau Bretton Woods ». De quoi peut-il s’agir ? Il ne peut malheureusement pas encore être question, comme on l’avait fait en 1944 dans des circonstances évidemment bien différentes à l’époque, d’établir des relations de change fixe entre les grandes monnaies autour d’un étalon central (à l’époque, le dollar, lui-même gagé sur l’or), ni de faire du Fonds Monétaire International (le FMI) la clé de voûte unique du système.

Cependant, la crise a largement remis en selle cette institution qui, depuis quelques années, n’avait presque plus de clients et qui, aujourd’hui, est sollicitée de toutes parts pour aider des pays devenus incapables de faire face à leurs échéances : Islande, Ukraine, Pakistan, etc. Le FMI ainsi revigoré retrouve – malgré la concurrence du « Forum de stabilité financière », plus informel, souvent mis en avant par les Anglo-saxons - la place centrale qu’il doit avoir dans le système financier international. Il vient d’obtenir un concours considérable – 100 milliards de dollars – du Japon pour améliorer ses ressources disponibles. Mais aucun progrès durable ne sera possible si l’on ne parvient pas à se mettre d’accord sur deux points cruciaux :
- Donner une part plus conséquente aux économies émergentes comme la Chine, l’Inde ou le Brésil dans les processus de décisions du Fonds, qui reste actuellement contrôlé essentiellement par les Européens, qui ont le tiers des voix, et par les Etats-Unis qui disposent de 17 % des voix, et d’un droit de veto de fait ;
- Faire du FMI le pivot non seulement de la surveillance du secteur financier et de ses dérapages éventuels au niveau mondial, mais aussi de l’édiction des normes internationales de comptabilité, de contrôle et de bonne gouvernance.
Sur chacun de ces deux sujets, le récent sommet du G20 a adopté des orientations favorables, mais aucune décision précise n’a été prise. Il faudra beaucoup de volonté politique, sur ce sujet comme sur les autres points que je viens d’aborder, pour arriver à concrétiser les bonnes intentions.

Philippe Jurgensen, professeur d’économie à Sciences Po Paris.

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