"Musique que me veux-tu ?" par Gilles Cantagrel : Liszt 1/2

Liszt "l’Européen," par Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des beaux-arts
Avec Gilles CANTAGREL
Correspondant

Pour les 200 ans de la naissance de Liszt, Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des beaux-arts, évoque ce virtuose européen et généreux.

Le virtuose généreux

Rapsodie hongroise n° 15, « Marche de Rakóczi »

Franz Liszt, le virtuose généreux, né en Hongrie il y a deux cents ans, exactement, sur les terres des Eszterházy.
J’aurais dû dire Liszt Ferenc, son véritable nom en hongrois. Mais sa langue d’origine est l’allemand, d’où son prénom de Ferenc traduit en Franz ; et il viendra très tôt en France, où il deviendra François Liszt. C’est pourquoi j’ai choisi d’écouter pour ouvrir cette évocation sa 15e Rapsodie hongroise, la très célèbre Marche de Rakóczi – on peut difficilement faire plus hongrois – dans un enregistrement historique prodigieux, celui qu’a réalisé Cziffra à Budapest en août 1956, c'est-à-dire deux mois à peine avant le début de l’insurrection qui allait le chasser de sa patrie. Comme Liszt, Cziffra György s’établit en France où il devient George Cziffra. Et c’est, je m’en souviens, l’apparition dans le ciel de la vie musicale parisienne d’un véritable météore. Peu après, Pathé Marconi lui fait enregistrer la totalité des Rapsodies hongroises.

Liszt en 1858 par Franz Hanfstaengl

Comme jamais on ne les avait entendues. Il y a la virtuosité stupéfiante du pianiste, bien sûr, ses doigts d’acier, et cette manière inimitable de paraître jouer plus vite que son piano. Mais beaucoup plus, le ton du barde, du rhapsode, celui qui nous conte de vieilles légendes, avec un art oratoire qui vous fige sur place, quitte à paraphraser, à orner son récit pour le rendre plus convaincant encore. Jamais ces rhapsodies n’ont mieux mérité leur nom.
Au cours de l’un de ses voyages dans les Alpes, Liszt remplit le questionnaire de l’hôtel où il prend gîte, à Chamonix. Et en français, qui sera toute sa vie la langue qu’il parlera. Il est accompagné de sa maîtresse, la comtesse Marie d’Agout, qu’il a littéralement enlevée. Il a 25 ans. Et voici comment il décline son identité : « Profession : Musicien-philosophe, né au Parnasse, venant du Doute, allant à la Vérité ». (Quant à George Sand, qui est venue les rejoindre avec ses deux enfants, elle répond sur le même ton). « Domicile : la Nature. D’où ils viennent : de Dieu. Où ils vont : au Ciel. Lieu de naissance : Europe ». Tout Liszt, ou presque, est là. Musicien né, qui ne cesse de réfléchir sur son art, pénétré de sa foi et se reconnaissant pour patrie l’Europe. Liszt, l’Européen. Toute sa vie le montrera.
Je n’aurai pas la folle prétention de raconter Liszt. Sa vie est un roman, et il y faudrait de très nombreuses émissions. Non, mais je voudrais seulement, sur quelques points, et toujours à partir de ce que nous dit sa musique, rectifier si possible l’image souvent faussée que l’on a de lui. Batteur d’estrade et broyeur d’ivoire, il l’a été, certes. Séducteur impénitent des jolies femmes, oui. Et parfois, dans le feu de l’imagination, de la narration du conteur, musicien passablement bavard, cela lui est arrivé. Mais le mystique, le visionnaire, l’inventeur de voies nouvelles, l’homme de culture, le défenseur de la modernité, et puis encore l’être admirable, d’une absolue générosité, qui défend et soutient ses confrères, qu’en fait-on ?
Le musicien Liszt est un imaginatif, et aussi un visuel. Domicile : la Nature. Elle l’inspire. Ce grand croyant, qui est passé dans sa jeunesse par des crises de mysticisme, ressent la présence de Dieu dans l’univers, au sein de la nature. C’est là une attitude panthéiste très courante en son temps, mais chez lui, elle se traduit en musique. Très jeune, il commence à parcourir l’Europe, déjà célèbre, adulé, même, courant de récital en récital, et volant de triomphe en triomphe. On l’aura vu partout, le virtuose itinérant. De certains de ses voyages, il parle comme d’années de pèlerinage. Et il en rapporte de la musique. Un premier cahier, déjà, constitué lors de son voyage en Suisse déjà évoqué. Il l’intitule Album d’un voyageur. Impressions et poésies : Au bord d’une source, la Chapelle de Guillaume Tell, les Cloches de Genève, le Ranz des vaches ou la Vallée d’Obermann. Le voici au lac de Wallenstadt. Il fait nuit, et il rêvé, tout imprégné d’un sentiment de communion avec la nature. Poésie intense.

Au Lac de Wallenstadt

Liszt doit sa popularité à ses dons prodigieux de virtuose. Transcendant. Comme le disent bien ses études pour le piano, qu’il nomme lui-même Etudes de Virtuosité Transcendante. C’est l’époque du triomphe du nouvel instrument, le piano. On organise des tournois, on compare les virtuoses contemporains, Thalberg, Moscheles, Liszt. Mais lui, va beaucoup plus loin.

Liszt en 1858

Il écrit de grandes pièces, qu’il nomme "paraphrases" ou "réminiscences", sur des thèmes d’opéras contemporains, que le public de villes moyennes ou petites n’a pas l’occasion ou la possibilité d’écouter. Mozart, Verdi, Bellini, Wagner, Gounod, Meyerbeer. Et bien plus encore, il transcrit des morceaux symphoniques pour le piano seul – lui seul peut se le permettre – pour diffuser les œuvres nouvelles. En l’absence de radio ou de disque, il fait entendre partout les préludes et fugues de Bach, les symphonies de Beethoven ou de Berlioz, des extraits d’opéras de Wagner. Et cela va parfois jusqu’à des pièces complètement originales à partir des thèmes des maîtres. Et qui, musicalement, valent beaucoup mieux que les galops à la mode. Comme ces Réminiscences du Don Juan de Mozart. Dès le début, le musicien met l’accent sur le tragique de l’œuvre.

Réminiscences de Don Juan, début

Au fil de ses pèlerinages, Liszt est allé à la rencontre des cultures européennes. Alors qu’il n’a guère reçu de formation intellectuelle lorsqu’il était jeune, il va devenir un homme de culture au contact fécondant de ses voyages, de ses lectures, de ses rencontres. Il suffit de feuilleter ses mélodies et lieder, plus de 80. On y croise, en langue originale, Pétrarque, Victor Hugo, Goethe, Schiller et Heine, Uhland et Rellstab, Lenau et bien d’autres, mineurs sans doute, mais révélateurs de ses nombreuses lectures. Et ces choix sont souvent révélateurs d’un moment de sa pensée. Ainsi, le lied Wer nie sein Brot mit Tränen aß, tiré des Années de formation de Wilhelm Meister, de Goethe. « Qui n’a jamais mangé son pain avec des larmes, qui, durant des nuits cruelles, n’est jamais resté assis sur sa couche en pleurant, celui-ci ne vous connaît pas, vous, dieux du ciel. Vous nous jetez dans l’existence, vous laissez les malheureux y devenir coupables, puis vous les livrez à la souffrance, car toute faute se paye sur cette terre ».

Lied Wer nie sein Brot mit Tränen aß

On ne s’étonnera pas de voir bientôt Liszt jeter son ancre à Weimar, l’Athènes du Nord. Ce fut la ville de Cranach, puis de Bach, la ville de Goethe, Schiller, Herder et Wieland. Et cela le sera de tant d’autres. Weimar, donc. Il s’établit dans une grande maison, l’Altenburg, aujourd’hui divisée en appartements. Il va y demeurer plus une grande douzaine d’années, en compagnie de sa nouvelle maîtresse, la princesse russe Carolyne de Sayn-Wittgenstein, une femme extrêmement cultivée, qui ne cesse de philosopher, mais un tantinet bas-bleu. N’empêche, l’Europe entière rend visite au couple à Weimar, où Liszt compose, dirige la musique au théâtre, enseigne, écrit. Il commande des œuvres à ses contemporains, Saint-Saëns reçoit la commande de Samson et Dalila, Berlioz celle des Troyens. Défenseur de toute la musique contemporaine. Lui-même, au milieu de tant d’activités, et parmi tant d’œuvres qui voient le jour, met en scène sonore des poèmes ou des ballades. L’orchestre devient lui-même rhapsode : c’est le poème symphonique dont il est sinon l’inventeur, du moins le promoteur avec une douzaine de grandes partitions, de vastes narrations dans lesquelles il médite sur son destin, Orphée, le musicien poète qui charme la nature, ou Du tombeau jusqu’à la Tombe. Le plus célèbre de ces poèmes symphoniques, Les Préludes, se fonde sur un texte des Nouvelles Méditations Poétiques de Lamartine. « Notre vie est-elle autre chose qu’une série de préludes à ce chant inconnu dont la mort entonne la première et solennelle note ? »

Les Préludes

À Paris, Liszt, âgé de 19 ans, avait rencontré Berlioz en 1830. C’est une date qui compte. Berlioz emmène Liszt, son nouveau grand camarade, à la création de sa Symphonie Fantastique à la fin de l’année. Et c’est Berlioz qui fait découvrir à Liszt le Faust de Goethe, paru à Paris peu avant dans la traduction de Gérard de Nerval. Lui, très cultivé, va répondre aux appétits de connaissance de Liszt. Du drame de Goethe, Berlioz avait déjà composé Huit Scènes de Faust, tandis que Delacroix faisaient ses célèbres gravures qu’aimera tant le vieux Goethe. Les Huit Scènes deviendront vingt ans plus tard la Damnation de Faust. Liszt, lui, écrira une Faust-Symphonie, des Méphisto-Valses. Il s’éprend des grands mythes de l’Occident, Don Juan, la Divine Comédie – et Faust. Il peut y lire la lutte entre le bien et le mal, la quête de l’absolu, la vocation terrestre de l’être humain, le rôle rédempteur de la femme, qui marquent tout son cheminement. La formidable et géniale Sonate pour piano en Si Mineur, une demi-heure d’un seul tenant mais aux multiples épisodes apparaît comme une immense paraphrase du mythe de Faust. Et c’est l’un des chefs-d’œuvre de toute la musique pour le piano.

Sonate en si mineur (1852)

Au nombre de toutes ses activités à Weimar, Liszt n’a pas encore renoncé à monter sur les planches. Il reprend un concerto qu’il avait esquissé à Rome dix ans plus tôt, le parachève, et le dirigera près de dix ans plus tard, au théâtre de Weimar. Le piano contre l’orchestre, l’artiste seul face à la société. Encore une autobiographie… Je vous en propose le finale, dans un enregistrement historique. C’est le grand pianiste Robert Casadesus qui en est l’interprète, avec l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par Ernest Ansermet. Cela se passait en 1958, au Victoria Hall de Genève.

Concerto pour Piano et Orchestre n° 2, Finale

Je voudrais, dans une nouvelle émission, évoquer l’autre volet de la personnalité de Liszt, celui de l’ermite franciscain visionnaire qu’il va devenir. Mais pour conclure la première partie de cette évocation, je vous propose d’écouter l’une des trois grandes pièces pour orgue de Liszt. Liszt a aimé jouer de l’orgue, même s’il n’en a pas fait profession. On sait que dans son voyage en Suisse avec Marie d’Agout et George Sand, il s’est arrêté à Fribourg, dont l’orgue avait alors la réputation bien établie d’être le plus considérable de toute l’Europe. Naturellement, il a joué l’instrument, en improvisant de façon que George Sand nous dit spectaculaire. Son Prélude et Fugue sur le Nom de Bach témoigne de l’admiration qu’il n’a cessé de porter à Jean-Sébastien Bach, le père de toute musique, selon Beethoven. C’est le regretté Xavier Darasse qui en est l’interprète, aux grands orgues Cavaillé-Coll de la basilique Saint-Sernin de Toulouse.

Prélude et Fugue sur B.A.C.H.

1. Rapsodie hongroise n° 15, « Marche de Rakovski » (enregistré en 1956)
Cziffra
EMI 769428 2. CD 2, plage 6 4.45

2. Au Lac de Wallenstadt (Années de pèlerinage) (1837)
Lazar Berman
DG437 206-2. CD1. Plage 2 3.06

3. Réminiscences de Don Juan de Mozart (1841)
Jan Panenka (piano)
SUPRAPHON 11 0047-2. Plage 1 couper à 3.00

4. Lied Wer nie sein Brot mit Tränen aß (1845)
Philippe Huttenlocher (baryton), Cyril Huvé (pianoforte)
ADDA581084. CD4. Plage 13 3.10

5. Les Préludes (1848)
Orchestre Festival de Budapest, direction Ivan Fischer
QUINTANA QUI 903049. Plage 2 shunter à 3.00

6. Sonate en Si Mineur (1852)
Mikhaïl Rudy (piano)
CALLIOPE CAL 9685. Plage 1 shunter à 3.00

7. Concerto pour Piano et Orchestre n° 2, Finale (1857), enregistré en public en 1958
Robert Casadesus (piano), Orchestre de la Suisse Romande, direction Ernest Ansermet
CASCAVELLE VEL 2008. Plage 9 4.14

8. Prélude et Fugue sur B.A.C.H. (1855)
Xavier Darasse (orgue)
ERATO 4509-92407-2. Plage 1 10.39

A propos de Gilles Cantagrel :

Gilles Cantagrel est un musicologue, écrivain, conférencier et pédagogue français né le 20 novembre 1937 à Paris. Il étudie la physique, l’histoire de l’art et la musique à l’École normale et au Conservatoire de Paris. Il pratique aussi l’orgue et la direction chorale. Il s’oriente vers le journalisme et la communication et écrit dans des revues comme Harmonie et Diapason. Il devient producteur d’émissions radiophoniques en France et à l’étranger et dirige les programmes de France Musique entre 1984 et 1987. Conseiller artistique auprès du directeur de France Musique, il fut vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision. Il est l’auteur d’une série de films sur l’histoire de l’orgue en Europe. Enseignant, conférencier, animateur, il participe en 1985 à la création du salon de la musique classique Musicora.

Il a été président de l’Association des Grandes Orgues de Chartres de 2003 à 2008 et administrateur d’institutions comme le Centre de musique baroque de Versailles, et membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig. En 2001, il est nommé membre du Haut comité des célébrations nationales par le ministre de la Culture. Il a été maître de conférences à la Sorbonne, intervient au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et dans différents conservatoires et universités en France et au Québec. Il donne des conférences en Europe en Amérique du Nord et participe à des jurys de concours internationaux. Depuis quelques années il participe au Festival Bach en Combrailles. Il est un expert reconnu du Kantor de Leipzig.

Gilles Cantagrel est correspondant de l’Académie des beaux-arts depuis le 29 novembre 2006.

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