3/5 « Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres » - Charles Péguy

Lecture par Samir Siad

À partir de 1910, Charles Péguy réaffirme profondément sa foi catholique et explore de nouvelles voies littéraires. Sa poésie prend ici la forme d’une prière à Marie, en une longue évocation du pèlerinage de Chartres qu’il fit en 1912 : «  Vous nous voyez marcher sur cette route droite, / Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents. / Sur ce large éventail ouvert à tous les vents / La route nationale est notre porte étroite. »

« Étoile de la mer voici la lourde nappe

Et la profonde houle et l’océan des blés

Et la mouvante écume et nos greniers comblés,

Voici votre regard sur cette immense chape

 

Et voici votre voix sur cette lourde plaine

Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,

Voici le long de nous nos poings désassemblés

Et notre lassitude et notre force pleine.

 

Étoile du matin, inaccessible reine,

Voici que nous marchons vers votre illustre cour,

Et voici le plateau de notre pauvre amour,

Et voici l’océan de notre immense peine.

 

Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.

A peine quelques toits font comme un archipel.

Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.

L’épaisse église semble une basse maison.

 

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.

De loin en loin surnage un chapelet de meules,

Rondes comme des tours, opulentes et seules

Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

 

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre

Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.

Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux

Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

 

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,

Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.

Sur ce large éventail ouvert à tous les vents

La route nationale est notre porte étroite.

 

Nous allons devant nous, les mains le long des poches,

Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,

D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,

Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.

 

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.

Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.

Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,

Et toute leur séquelle et toute leur volaille

 

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille

Ont appris ce que c’est que d’être familiers,

Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,

Vers un dernier carré le soir d’une bataille.

 

Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,

Dans le recourbement de notre blonde Loire,

Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire

N’est là que pour baiser votre auguste manteau.

 

Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,

Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,

Et la Loire coulante et souvent limoneuse

N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.

 

Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce

Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans

Le portail de la ferme et les durs paysans

Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

 

Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate

Et nous avons connu dès nos premiers regrets

Ce que peut receler de désespoirs secrets

Un soleil qui descend dans un ciel écarlate

 

Et qui se couche au ras d’un sol inévitable

Dur comme une justice, égal comme une barre,

Juste comme une loi, fermé comme une mare,

Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.

 

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde

A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,

Et d’une seule source et d’un seul portement,

Vers votre assomption la flèche unique au monde.

 

Tour de David voici votre tour beauceronne.

C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté

Vers un ciel de clémence et de sérénité,

Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.

 

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,

Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,

Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,

La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.

 

C’est la gerbe et le blé qui ne périra point,

Qui ne fanera point au soleil de septembre,

Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,

C’est votre serviteur et c’est votre témoin.

 

C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,

Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été,

Qui ne moisira point dans un hiver gâté,

Qui ne transira point dans le commun trépas.

 

C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,

La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,

La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,

Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.

 

Celle qui ne mourra le jour d’aucunes morts,

Le gage et le portrait de nos arrachements,

L’image et le tracé de nos redressements,

La laine et le fuseau des plus modestes sorts.

 

Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.

Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,

Et l’archéologie avec la sémantique,

Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.

 

D’autres viendront vers vous du lointain Beauvaisis.

Nous avons pour trois jours laissé notre négoce,

Et la rumeur géante et la ville colosse,

D’autres viendront vers vous du lointain Cambrésis.

 

Nous arrivons vers vous de Paris capitale.

C’est là que nous avons notre gouvernement,

Et notre temps perdu dans le lanternement,

Et notre liberté décevante et totale.

 

Nous arrivons vers vous de l’autre Notre-Dame,

De celle qui s’élève au cœur de la cité,

Dans sa royale robe et dans sa majesté,

Dans sa magnificence et sa justesse d’âme. »

 

Charles Péguy, Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres [1913], dans La Tapisserie de Notre Dame, Œuvres poétiques et dramatiques, Paris, Gallimard, 2014, p. 1139.

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