Simone Weil : moments d’une vie intense (2/4)

avec Laure Adler, Sylvie Courtine Denamy, Sylvie Weil
Avec Virginia Crespeau
journaliste

Il y a tout juste 100 ans, le 3 février 1909, naissait Simone Weil. Pour donner toute sa place à cette philosophe française en quête d’absolu, Canal Académie propose une série d’émissions animées par Viriginia Crespeau. Voici la deuxième consacrée aux principaux événements de sa courte vie (elle est morte à 34 ans) avec trois de ses biographes, sa nièce Sylvie Weil, la journaliste Laure Adler et la philosophe Sylvie Courtine Denamy.

Émission proposée par : Virginia Crespeau
Référence : ecl534
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Simone Weil (1909-1943)

Née à Paris dans une famille juive non pratiquante, Simone Weil étudie au lycée Henri IV avec le philosophe Alain. Suivant le modèle de son frère, brillant mathématicien, elle entre à l'Ecole normale supérieure et passe son agrégation de philosophie en 1931. Elle enseigne ensuite au Puy, à Roanne et à Saint-Étienne, où elle se rapproche de la classe ouvrière. Elle écrit ses premiers essais (Oppression et liberté) en confrontant sa conception du marxisme avec la réalité du travail qu'elle expérimente ensuite dans les usines Alsthom et Renault. Toujours en quête d'absolu, Simone Weil rejoint le Front républicain espagnol en 1936 et connaît sa première révélation mystique à l'abbaye de Solesmes, deux ans plus tard. Dès lors, elle veut comprendre la volonté de Dieu et l'articuler intellectuellement avec ses propres expériences religieuses. Elle donne dans Pensées sans ordre concernant l'amour de Dieu une interprétation mystique de la religion chrétienne, pleine de son désir de sacrifice. En 1942, forcée de se réfugier aux Etats-Unis, Simone Weil refuse de quitter ses compatriotes et revient aider les Forces françaises libres en Angleterre. Atteinte de tuberculose, elle s'éteint à 34 ans dans un sanatorium anglais à Ashford le 24 août 1943.

L’auteur Sylvie Courtine Denamy écrit : « La vierge rouge, monstrum horrendum, Lazare, la Martienne, Dirty, tels furent quelques-uns des qualificatifs peu amènes dont ses contemporains l’affublèrent. On a voulu voir en elle, qui femme de génie, un Ezéchiel, ou un Isaïe féminin, qui une possédée, une sainte, une folle, et pour les plus généreux, une mystique. Certains ont avoué être fascinés par sa laideur, d’autres au contraire, les mêmes parfois, lui accordent la grâce de la beauté. Femme d’exception, devenue « objet de culte » ses opinions catégoriques, ses outrances, son désir passionné de vérité, son ironie mordante, ses sarcasmes parfois, mais aussi la douceur de son autorité naturelle, séduisent autant qu’ils dérangent, irritent, indignent. Pour certains, elle fut une lumière, une référence. Dotée d’un formidable appétit de savoir, la tête aussi bien faite que pleine, aucun domaine – philosophie, politique, histoire, science, religion, art, langues et questions sociales – n’échappent à ses investigations ».

Ecoutez les trois intervenants de cette émission : Laure Adler, Sylvie Courtine-Denamy et Sylvie Weil.

Moments de vie de Simone Weil, extraits des livres de nos trois invités

« Simone Weil et ses parents ne quittèrent Paris que le 13 juin 40 ; ils venaient de voir placarder dans les rues l’affiche annonçant que Paris était déclaré ville ouverte. Ils partirent immédiatement sans même prendre le temps de retourner chez eux. Ce fut l’errance de l’exode, comme tant d’autres l’ont connue : d’abord Nevers, puis Vichy, puis Toulouse et enfin Marseille, à la fois refuge et porte de sortie, Sud magnétique, comme on le dit du Nord, qui attirait irrésistiblement les foules traquées. Ils arrivèrent peu avant le 15 septembre et n’en repartirent que vingt mois plus tard, le 14 mai 1942. Pourquoi ces vingt mois ? S. Weil aurait pu gagner les USA beaucoup plus tôt. Son frère André obtint, semble-t-il assez facilement, des visas pour lui et sa femme, par le biais du réseau de Louis Rapkine et Francis Perrin qui organisèrent le sauvetage des scientifiques français avec l’appoint financier des Rockefeller. Il quitta Marseille en janvier 41 et fit savoir à sa sœur qu’elle pouvait espérer l’obtention d’un visa par le canal de la New School for Social Research (institution créée en 1923 qui accueillit les exilés allemands à partir de 1933). S. Weil refusa tout net, repoussant avec mépris cette proposition de sauvetage : « Leur hospitalité – écrit-elle à son frère en mars 41 -, avec toutes les formes qu’elle prend (visas New School, etc.) est une chose purement philanthropique, et il me répugne d’être un objet de philanthropie. Je sais fort bien que je n’ai rien à leur apporter. Il est plus flatteur, à tout prendre, d’être un objet de persécution. »
On imagine la fureur d’André. Mais connaissant la « tête de bûche » de sa sœur, il se garda d’insister, soulignant seulement qu’il n’aurait peut-être pas été impossible de trouver un poste, « ce qui aurait grandement facilité l’obtention d’un visa pour elle et ses parents et lui aurait procuré des moyens d’existence »
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Plusieurs occasions de départ semblèrent se profiler au fil des mois, en août 41, puis en mars 42. Le départ fut envisagé plus sérieusement en avril ; ce fut, là encore, plus long que prévu, la date étant repoussée de semaine en semaine, puis de jour en jour. Quand S. Weil et ses parents partirent enfin, il était plus que temps. Ils montèrent, en effet, sur l’avant-dernier bateau à destination des USA. La zone Sud fut à son tour occupée...
Ce séjour marseillais de vingt mois, durant lequel Simone Weil connut deux automnes, deux hivers, deux printemps, mais un seul été, est à placer d’emblée sous le signe du paradoxe. Tout, en effet, ici, est paradoxal : la cessation (ou du moins une importante diminution) de ses insupportables maux de tête, un sentiment de liberté (même s’il s’agit d’une liberté forcée) et quelque chose qui ressemble à un bonheur malgré l’horreur des temps. Paradoxe suprême : la jeune philosophe fut à même de donner libre cours aux puissances de son intellect. Elle accomplit une œuvre d’écriture prodigieuse, qui dévoila une autre Simone.

La trêve de Marseille

Oui, le destin de cette femme au parcours incandescent connut – l’espace de quelques mois – une sorte de suspens. Le goutte à goutte du temps fut moins atroce.
A cela, quelques raisons simples, et même évidentes : les maux de tête torturants qu’elle subissait depuis dix ans s’apaisèrent. Simone Weil parle elle-même d’un traitement médical. Certes. Cependant, une autre raison de cet apaisement m’apparaît plus plausible : Il me semble, en effet, que si la montée des périls avait généré en elle une angoisse intolérable qui ne fut pas sans jouer un rôle sur l’aggravation de son état, de 1938 au printemps 1940, en revanche, la pénétration fulgurante de l’ennemi et l’occupation de Paris agirent comme un électrochoc ; on pense à une sorte d’abcès qui éclate : Simone Weil ne se plaignit plus et recouvra sa liberté d’esprit. Liberté encore, du fait de sa condition de juive – si j’ose dire : elle fut interdite d’enseignement. Elle avait demandé un poste en Algérie, mais ignora qu’elle avait été nommée au lycée de jeunes filles de Constantine à partir du 1er octobre 1940. De toutes façons, la publication du « Statut des Juifs » le 3 octobre lui ôta toute illusion à ce sujet.

Cette liberté, à la fois objective et subjective, lui ouvrit un temps de « vacances » qui eût pu demeurer inerte ou infécond. Se surimposent, cependant, des touches indéniables de bonheur, que celles-ci soient dues aux splendeurs de la nature estivale aux alentours de Marseille, à cette trêve à la puissance deux que fut son séjour en Ardèche dans la ferme de Gustave Thibon, aux rencontres stimulantes des mercredi du « grenier » des Cahiers du Sud, ou, encore à la richesse des échanges qu’elle eus avec le poète Jean Tortel, avec Jean Lambert, ou avec le docteur Louis Bercher qui, la connaissant déjà ou ayant appris à la connaître, eurent la capacité de tenir bon « malgré l’air raréfié qu’on respirait auprès d’elle ».
Le meilleur de ces échanges avait la nature pour comparse. Les entretiens avec Louis Bercher qui en a fait part longuement au Père Perrin dans des notes rédigées à son attention fourmillent d’éléments allant dans ce sens. Les hauteurs et falaises surplombant la mer aux abords de Marseille servirent de cadre à des dialogues pleins d’élan, riches et non contraints.

« Comme nous gravissions un raidillon du délicieux massif de Marseille », écrit Bercher. Nul doute que Simone Weil partageât ce sentiment de délices. Plus loin, le même évoque longuement ces randonnées dans des paysages édéniques pour conclure par cette exclamation de Simone Weil, émue par la puissance de beauté qui se découvrait là : « Dire qu’ils pouvaient m’enlever çà ! » Notre revoir de 41, écrit-il encore, a été surtout rempli de longues promenades entre les Goudes, Cassis, les Baumettes, dans ce délicieux massif de Marseille-Veyre qui trouve le moyen d’unir les rochers grecs aux fjords norvégiens. grimpant des Goudes à Saint Michel d’Eau douce, nous arrivons, passée une petite crête, en face et tout près des étonnants rochers qui forment la paroi Est du haut ravin de Canelongue. Tout en n’étant pas très grand du point de vue de l’arpenteur, çà a quelque chose de grandiose. C’est, vraiment, un comprimé de grandiose. » Cette exultation due au contact de telles beautés n’enrayait nullement (favorisait plutôt...) le train des pensées touchant – naturellement, aimerions-nous dire – au sublime. Mais cet alliage quelque peu étonnant se réalisait sans discordance.

Une sorte d'oiseau sans corps

Le poète Jean Tortel a laissé une évocation bien connue de cette figure étrange, un peu dérangeante : « une sorte d’oiseau sans corps et replié sur lui-même » ; « L’avidité de regard était presque insupportable. »
« Cône de laine noire, elle était sans corps, une espèce d’oiseau de nuit Elle avait une bouche immense, sinueuse ; elle regardait pas sa bouche. Si elle avait été attirante physiquement, elle aurait été extrêmement attirante sexuellement et sensuellement Oui, car Simone Weil était impossible, mais pas irréelle du tout. Il fait surgir Adamov ; lui aussi avait une pèlerine : ‘Deux figures du Jugement dernier, un côté terrifiant chez eux.’ »Indiscutablement, Simone Weil connut à Marseille des moments de bonheur.

Le voyage

Ce voyage qui s’approche, inéluctable, est le dernier (New York n’est pour elle qu’une étape obligée pour passer en Angleterre). Elle le sait. Elle a probablement le pressentiment de sa mort. Pour ma part, j’aime à fournir une clé d’interprétation face à cette brassée de textes sublimes : Dans sa quête du divin, elle fut accompagnée par le Père Perrin, dominicain. Jean Bottéro, le grand assyriologue, avait gardé du couvent de Saint-Maximin « le souvenir d’une époque ardente, de vigueur, de force intellectuelle, de zèle, d’une extraordinaire boulimie de savoir ». Ce n’est point se montrer gravement insolente de souligner les limites intellectuelles du Père Perrin. Simone Weil en était consciente ; de plus, elle se sentait oppressée par l’insistance avec laquelle il la poussait au baptême. Cette pression finit par l’indisposer. Il semble que sa rencontre avec le grand Bousquet et l’admiration qu’elle portait à de moins illustres représentants de l’agnosticisme, la détachèrent d’une pensée jugée trop étroite. En se dégageant, elle libéra son génie religieux. Elle laissa fuser sa pensée qui s’écoula comme un torrent.
Une étrange félicité, donc ; mais félicités et douleurs mêlées. Elle sut donner à ce sentiment rare une admirable expression, condensée en paradoxe : « se sentir chez soi dans son exil ». Elle voyait, d’ailleurs, dans cette souffrance sans amertume sur fond de joie la quintessence du génie grec, et elle se voulait grecque !
Le fait est qu’elle se sentit chez elle à Marseille. Sur l’album de Marcelle Ballard, il y a une dédicace de Simone à Françoise : après avoir copié quelques vers de Sophocle sur « l’Amour, invincible au combat », elle ajouta : « pour que Françoise lise le texte et la traduction – surtout le texte – quand elle aura seize ans ; et que ses parents gardent une trace du passage de quelqu’un qui par eux se sentait chez soi à Marseille, au moment où tant de gens s’y sont crus exilés. »
Simone Weil connut à Marseille, pendant ce « drôle » de temps de guerre et de « vacance », des mois d’intense production littéraire et philosophique, qui culminèrent, au moment où allait commencer l’autre exil, le « vrai », en un feu d’artifice de la pensée. On pourrait assimiler ce dernier, par l’audace et l’élan qui s’y manifeste, à l’envol d’Icare, c’est-à-dire à un saut dans le vif — et le vide aussi — qui est la marque des génies authentiques.


Les invités

Laure Adler

- Laure Adler
Journaliste et écrivain, Laure Adler a animé de nombreuses émissions littéraires ou de débat, tant à la radio qu’à la télévision. Elle a dirigé pendant 6 ans France-Culture et a assuré des fonctions éditoriales chez Grasset, au seuil, et actuellement chez Actes Sud. Elle est par ailleurs l’auteur de nombreux livres de fiction ou de non-fiction, parmi lesquels : Dans les pas de Hannah Arendt (Gallmimard en 2005), A ce soir (Gallimard 2001), Marguerite Duras (Gallimard 1998), l’Année des adieux (Flammarion 1995) ou encore Les Femmes Politiques

Sylvie Courtine-Denamy

- Sylvie Courtine-Denamy
Docteur en Philosophie, traductrice, Sylvie Courtine-Denamy, spécialiste de Hannah Arendt, est chercheur associé à l’EA 4117 (Cultures juives d’Europe et de Méditerranée) et au centre Alberto Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs de l’Ecole pratique des Hautes études.

Auteur des ouvrages : Écoute Nathan. Promenade en Eretz Israel, éd. L'Harmattan 2009. Simone Weil. La quête de racines célestes, éd. du Cerf 2009. Le Visage en question. De l'image à l'éthique, éd. La Différence, où elle interrogeait la relation d’Emmanuel Lévinas à l’art pictural en 2004. La Maison de Jacob. La langue pour seule patrie, avec une préface de Julia Kristeva Phébus 2001 Prix Alberto Benveniste.
Le Souci du monde. Dialogue entre Hannah Arendt et quelques uns de ses contemporains, Librairie philosophique J. Vrin 1999. Trois femmes dans de sombres temps: Edith Stein, Simone Weil, Hannah Arendt, Albin Michel 1997 Le Livre de Poche 2004. Hannah Arendt éd. Belfond
Elle a traduit plusieurs ouvrages de Hannah Arendt comme son Journal de pensée ou qu’est-ce que la politique ?

Sylvie Weil

- Sylvie Weil
Nièce de Simone Weil, donc fille d’André Weil, frère de Simone, grand mathématicien qui participe à la fondation du groupe Nicolas Bourbaki qui bouleversa les mathématiques modernes. Sylvie Weil qui a enseigné la littérature française dans plusieurs universités américaines, qui a publié par ailleurs plusieurs romans et nouvelles, vient de faire paraître aux Editions Buchet Chastel un ouvrage autobiographique qui évoque la vie chez les Weil.

En savoir plus :

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Vivre dans l’ombre de la philosophe Simone Weil, entretien avec Sylvie Weil
Simone Weil : sa vie bientôt portée à l’écran (1/4)

Et disponible à partir du 9 mars 2009 :
Parcours et oeuvres de la philosophe Simone Weil (3/4)

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