La géographie, une science pour mieux habiter la planète !

La chronique "Géographie" de Jean-Robert Pitte, de l’Académie des sciences morales et politiques
Jean-Robert PITTE
Avec Jean-Robert PITTE
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

La géographie a-t-elle encore aujourd’hui une existence ? Une pertinence ? Pour le géographe qu’est Jean-Robert Pitte, de l’Académie des sciences morales et politiques, la réponse est évidemment positive et il s’en explique : le savoir géographique est indispensable à qui veut comprendre le monde sans subir la mondialisation. La géographie permet de mieux habiter la planète, de respecter la diversité culturelle, d’apprendre le sens des responsabilités. En quelques mots, voici le vibrant plaidoyer de Jean-Robert Pitte pour la géographie.

"Lorsque Jules Ferry prend en mains les destinées de l’Instruction publique au cours de deux brèves périodes entre 1879 et 1882, il souhaite fonder la construction de la nation française sur l’apprentissage de quelques savoirs fondamentaux, communs à tous les jeunes Français, de quelque origine géographique ou sociale qu’ils soient. Parmi ceux-ci, la langue parlée et écrite occupe légitimement la première place, mais la géographie tient une place de choix, aux côtés de l’histoire.

Perte du civisme

Une nation, c’est , en effet, un peuple qui partage une langue, des institutions et des valeurs communes, un passé assumé, un espace identifié et reconnu. Si ce concept de nation –ne parlons même pas de patrie- a perdu beaucoup de sa séduction ces dernières décennies, ce n’est sans doute pas à cause des dérives nationalistes qui sont devenues très minoritaires en France et en Europe depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Il faut plutôt invoquer la montée de l’individualisme, la perte du respect d’autrui, du sens des devoirs et des droits qui induisent une incompréhension de ce qu’il est convenu d’appeler civisme. Sans aucun doute, faut-il aussi incriminer l’insuffisance de culture juridique, politique, historique et géographique.

La boutade selon laquelle le Français est un monsieur décoré, qui a des parents à la campagne et qui ignore la géographie colle de mieux en mieux à la réalité, tout au moins pour la dernière assertion, malgré la facilité d’accéder aujourd’hui à une information fiable et vivante sur les moindres recoins de la planète.

Trop d'images, pas assez de connaissances

C’est d’ailleurs peut-être ce raz-de-marée d’images et de faits disponibles dans les divers médias qui ôte tout désir d’apprendre et de comprendre, en particulier chez les jeunes. On en viendrait presque à regretter le temps où l’on apprenait les départements, les préfectures et les sous-préfectures par cœur, tout comme la longueur des fleuves et la superficie des pays, le temps où les atlas étaient rares et de contenu rudimentaire et où l’on rêvait en feuilletant les pages du Dictionnaire encyclopédique ou de L’Illustration. Toutes sortes de « lectures amusantes » les complétaient, parmi lesquelles Le Tour de France par deux enfants a longtemps constitué un délicieux passage obligé. N’oublions pas que le changement remonte dans notre pays aux années 1960, c’est-à-dire à la généralisation de la télévision et des publications en couleurs.

Il est devenu difficile aujourd’hui aux professeurs de géographie de faire palpiter leurs auditoires d’écoliers, de collégiens ou de lycéens. En effet, l’inflation d’informations disponibles donne l’impression à beaucoup de jeunes qu’ils savent déjà tout avant le cours. Il n’en est rien, bien évidemment, et les ignorances ou confusions sont souvent accablantes. Les géographes universitaires s’en aperçoivent lorsqu’ils testent les connaissances de leurs étudiants de première année.

La science géographique et ses bienfaits

Et pourtant, le savoir géographique hiérarchisé et assimilé est passionnant, mieux même, indispensable à l’honnête homme du XXIe siècle, si celui-ci ne veut pas subir la mondialisation comme une malédiction, s’il veut en tirer le meilleur parti pour lui-même, l’humanité entière et son environnement. La géographie est, en effet, la science qui permet de mieux habiter la planète, de mieux en partager les richesses, de mieux vivre ensemble dans la diversité des cultures comprises et partagées, d’être meilleur citoyen . Elle est l’antidote du choc des civilisations, de la fin de l’histoire et de toutes les peurs millénaristes qui rencontrent tant de succès aujourd’hui, touchant au climat, à la pollution, à la démographie, à l’alimentation, aux religions.
La géographie apprend le sens des responsabilités vis à vis de l’environnement plutôt que la peur ou le respect pseudo-mystique des processus qui le régissent. Elle permet de comprendre la multiplicité des associations possibles entre le génie des hommes et ses différentes composantes que sont l’air, l’eau, les sols, les végétaux, les animaux, des micro-organismes jusqu’aux plus grands. Celles-ci n’ont aucun droit propre, l’humanité au contraire, si et elle est pleinement légitime en tirant parti intelligemment de l’univers dans lequel elle évolue. À elle de découvrir les actions qui la servent et celles qui lui nuisent, même si c’est à long terme.

La géographie apprend à maîtriser le mondial et le local qui sont profondément complémentaires. Fernand Braudel avait inventé l’expression d’économie-monde, mais pas le système-monde, construction intellectuelle qu’il faut laisser aux doctrines totalitaires. En effet, aucun système social, politique, paysager universel n’a jamais pu voir durablement le jour. Les civilisations sont par nature mortelles et celles qui prétendaient durer mille ans se sont effondrées, faute d’avoir respecté les hommes réels dans leur intrinsèque diversité. La biodiversité est certainement nécessaire, mais elle concerne autant les sociétés que les plantes et les animaux et elle n’est profitable que si l’expression d’une culture originale est accompagnée de la recherche d’un modus vivendi avec les autres, ce qu’apprend une géographie pragmatique. Le triste droit à la différence peut alors laisser place au devoir de différence partagée.

L’économie fournit une bonne application de ces principes, surtout dans la période de crise que nous vivons. Parions que demain, les circuits courts de commercialisation des biens et des services seront autant utilisés que les longs. Le privilège accordé à ces derniers par l’ère industrielle qui s’achève a laissé trop de peuples au bord du chemin. Ce n’est ni moral, ni sain pour l’équilibre planétaire. En économie, la concurrence est d’autant plus sauvage que les produits sont standardisés. S’orienter vers des produits ressemblant à leurs producteurs et à leur environnement est le meilleur moyen de satisfaire tous les consommateurs, les proches, bien sûr, comme les lointains séduits par l’originalité et la qualité du produit. L’alimentation ou le tourisme en fournissent de bons exemples.

La géographie, loin des théories illusoires...

De même, la géographie, appuyée sur l’histoire, enseigne qu’il est illusoire de rêver de résorber de force les inégalités entre les sociétés. Il est illusoire de penser qu’il suffit de prendre aux riches pour donner aux pauvres, idée pourtant tellement commune qui n’a jamais fonctionné. Seuls les échanges sont possibles, qu’ils concernent les biens matériels, les services, ou bien les idées et les rêves. Aux rapports Nord-Sud ou Est-Ouest, aujourd’hui dépassés, il importe de susciter des institutions politiques et économiques permettant à chacun, personnellement ou en société, de se prendre en charge et de donner le meilleur de lui-même, où que ce soit. Il n’est pas pour le géographe d’autre justice, ni d’autres droits et devoirs de l’homme à rechercher.

La géographie n’a de légitimité qu’au service de la Cité. Ses curiosités, sa faculté d’émerveillement, sa sensibilité à l’infinie diversité du monde, l’optimisme raisonnable qu’elle suscite la rendent indispensable à toute culture générale et toute action. Elle est apte à soutenir les philosophies et les œuvres politiques, aide à fixer des buts, à atteindre des valeurs, des idéaux, en partant des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on aimerait qu’ils soient. Savoir géographique et zèle citoyen ont un bel avenir commun devant eux".

Jean-Robert PITTE


Mieux connaître Jean-Robert Pitte :

Il est non seulement géographe mais un grand professeur de géographie, ayant enseigné à l’Université Paris IV, université dont il est devenu en 2003, le président. Et depuis 2006, il préside l’Université Paris-Sorbonne Abu Dhabi.
En tant que membre de l’ASMP, où il a été élu le 3 mars 2008, il siège dans la section Histoire et Géographie, aux côtés de ses confrères Pierre chaunu, Emmanuel Le Roy Ladurie, Claude Dulong Sainteny, Jacques Dupâquier, Jean Tulard et François d’Orcival. Il a succédé à un grand géographe, Pierre George Portrait d’un grand géographe : Pierre George. Il a pris à la suite de Jean Bastié la présidence de la Société de Géographie La société de géographie a son histoire !. Enfin, il est également le président du FIG, Festival International de Géographie, de Saint-Dié les Vosges, qui fête, en 2009 (du 1 au 4 octobre) son 20 ème anniversaire, un festival renommé qui fait de Saint-Dié la capitale mondiale de la géographie.

Consulter sa fiche sur le site de l'Académie :
http://www.asmp.fr/fiches_academiciens/PITTE.htm

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