« Carnage » de Roman Polanski, de l’Académie des beaux-arts

Son film présenté en ouverture pour Cannes 2011. La chronique de Gauthier Jurgensen.
Avec Gauthier Jurgensen
journaliste

Le nouveau film de l’académicien des beaux-arts Roman Polanski, "Carnage", est adapté de la pièce de Yasmina Reza : "Le Dieu du carnage". Il relate une violente dispute entre deux couples qui cherchent à régler un différend entre leurs enfants. Polanski surprend par l’intensité d’une seule scène de 90 minutes dans un même lieu, un appartement new yorkais. Gauthier Jurgensen l’a vu dès sa sortie.

Émission proposée par : Gauthier Jurgensen
Référence : carr841
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Âmes sensibles, ne pas s’abstenir ! Ne vous inquiétez pas : aucune effusion de sang dans le carnage que nous propose Roman Polanski. Son dernier film sort en salles le 7 décembre 2011. Juste quatre personnages qui vont se crêper le chignon jusqu’à faire tomber leurs masques de bourgeois raffinés. Le cinéaste nous avait impressionnés, il y a un peu plus d’un an, avec un de ses plus beaux films :The Ghost Writer dont je vous avais vanté les mérites.

Ce nouveau film est adapté de la pièce écrite par Yasmina Reza : Le Dieu du carnage récompensée d’un Tony Award, l’équivalent américain de nos Molières. C’est d’ailleurs la traduction anglaise de ce texte qui est à l'origine du scénario de Roman Polanski. Nous retrouvons, dans les rôles principaux, Jodie Foster, Kate Winslet, Christoph Waltz et John C. Reilly. Au cours de leurs carrières, ils ont tous été nommés aux Oscars. Trois d’entre eux ont été récompensés au moins une fois si ce n'est deux.

Deux couples se sont donné rendez-vous dans un appartement new yorkais. Le fils des hôtes a été frappé, à coups de bâton, par le fils de leurs invités. Il faut donc en découdre, tout en prétendant rester entre gens civilisés. Le petit agresseur ne pourrait-il pas présenter ses excuses à la victime ? Mais la bagarre des deux garçons va rapidement envenimer les relations entre les adultes. Les bonnes manières s'oublient et la discussion tourne vite au règlement de comptes, au pugilat, au carnage, si vous préférez.

Roman Polanski avait déjà adapté des pièces de théâtre au cinéma. Macbeth de William Shakespeare, par exemple, en 1971 et des œuvres plus récentes comme La Jeune fille et la mort d’Ariel Dorfman en 1994. Il avait précédemment filmé l'affrontement de deux couples sur un bateau, un lieu clos, en 1992 dans Lunes de fiel. Carnage n’est évidemment pas un mélange de ces quelques films. C’est la rencontre entre un cinéaste questionné par l’enfermement et une dramaturge qui déroule l'intrigue en temps réel. Le spectateur est vite emmuré avec ces quatre individus qui se déchirent. Pas d’ellipse possible, nous assistons à toute la dispute, comme en direct.

Comme dans Art ou dans Trois versions de la vie, Yasmina Reza brode sur le thème de l’érosion des codes sociaux en mettant face à face des personnages dont l'éducation ne résistera pas à la l'émergence de leurs instincts. Polanski faisait également perdre la raison à Catherine Deneuve dans Repulsion, à Mia Farrow dans Rosemary’s Baby ou au héros qu'il incarnait dans Le Locataire. La déshumanisation est l'un de ses thèmes de prédilection.

Mais comment faire pour adapter le théâtre au cinéma ? Car une bonne pièce ne fait pas nécessairement un bon film. Pour se concentrer sur sa mise en scène, le cinéaste a fait apprendre à ses comédiens le texte dans son intégralité. Ils ont répété pendant deux semaines avant le début du tournage. Le décorateur Dean Tavoularis, qui avait déjà travaillé sur La Neuvième Porte, a été chargé de reconstituer un appartement new yorkais, plus vrai que nature, à Bry-sur-Marne. Polanski n’avait plus à s’occuper ni de ses acteurs ni du décor. Il pouvait se concentrer sur ses plans de caméra afin d'instiller dans ce dispositif théâtral son style si particulier.

Comme dans la plupart des films du cinéaste, les protagonistes sont confinés dans un espace clos. Ils n’auront aucun recours extérieur. Ils sont donc contraints de devenir leurs propres juges, leurs propres témoins et leurs propres bourreaux. Polanski joue de sa caméra pour nous faire suivre l’avancée du procès. Tantôt les couples se soutiennent, tantôt les hommes se liguent contre les femmes, tantôt un personnage est isolé par les trois autres… Une véritable « mise en scène de la dispute » s’invente sous nos yeux.

Les pièces de Yasmina Reza sont courtes ; le film se déroule en temps réel et ne dure qu’une heure et vingt minutes. Juste assez pour recevoir en plein visage une véritable déflagration. Seuls les plans d’introduction et de clôture du film nous permettent de prendre l’air tant ce huis clos est oppressant.

Carnage ne s’affranchit pas de sa condition de théâtre filmé. Malgré toutes les qualités que nous venons d’énumérer, il faut se rendre à l’évidence : quatre comédiens se donnent la réplique dans un décor unique. Mais, après tout, ce genre n’a-t-il jamais produit de chefs-d’œuvre ? Souvenez-vous de Douze hommes en colère de Sidney Lumet où Henry Fonda livrait une de ses plus belles performances et des films qu’Elia Kazan réalisa d'après les pièces de Tennessee Williams, comme Un tramway nommé désir ou Baby Doll… Certes, le théâtre de Yasmina Reza n’a peut-être pas le même charisme à l’écran mais ces joyaux du 7ème art nous prouvent que le cinéma n’est pas incompatible avec la scène !

Comme à son habitude, Roman Polanski fait tourner des acteurs qu’il n’a jamais employés. L’alchimie marche formidablement avec certains, comme John C. Reilly, et plus artificiellement avec d’autres : Kate Winslet – Christoph Waltz forcent un peu les traits de leurs personnages. Mais la subtilité du thème l’emporte. Carnage devient un vrai bloc de glace dans lequel chacun pourra reconnaître ses qualités et ses travers en s’identifiant aux personnages et en se souvenant de ses altercations passées. Car même les plus patients ont leurs points faibles. Parfois, ça ne tient à un rien : une tournure de phrase, le choix d’un mot, un air, un ton… Tout peut basculer en une fraction de seconde. Les années d’études, les bonnes manières, l’éducation, la raison n'y changeront rien. Plus rien ne compte quand les nerfs sont à vif. Nous avons tous vécu des moments pareils, c'est bien ce qui rend ce film si convaincant.

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