Autres chants, Philippe Jaccottet
Oh mes amis d’un temps, que devenons-vous,
notre sang pâlit, notre espérance est abrégée,
nous nous faisons prudents et avares,
vite essoufflés – vieux chiens de garde sans grand-chose
à garder ni à mordre -,
nous commençons à ressembler à nos pères.
N’y a-t-il donc aucun moyen de vaincre
ou au moins de ne pas être vaincu avant le temps ?
Nous avons entendu grincer les gonds sombres de l’âge
le jour où pour la première fois
nous nous sommes surpris marchant la tête retournée
vers le passé, prêts à nous couronner de souvenirs…
N’y a-t-il pas d’autre chemin
que dépérir dans la sagesse radoteuse,
le labyrinthe des mensonges ou la peur vaine ?
Un chemin qui ne soit ni imposture
comme les fards et les parfums du vieux beau,
ni le geignement de l’outil émoussé,
ni le bégaiement de l’aliéné qui n’a plus de voisin
qu’agressif, insomniaque et sans visage ?
Oh amis devenus presque vieux et lointains,
j’essaie encore de ne pas me retourner sur mes traces
de languir alors, de larmoyer sur de la cendre -,
j’essaie,
mais il y a presque trop
de poids du côté sombre ou je nous vois descendre,
et redresser avec de l’invisible chaque jour,
qui le pourrait encore, qui l’a pu ?
Philippe Jaccottet