La construction de l’Europe, hier, aujourd’hui et demain, par Jacques Delors

à l’Académie des sciences morales et politiques

Communication de Jacques Delors, ancien Président de la Commission européenne, prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques le lundi 5 janvier 2004.

Voici le texte de la communication de Jacques Delors au sujet de la construction européenne :

Alors que débute cette année que votre académie a décidé de consacrer à l'Europe, on ne peut pas dire que la situation soit très engageante. Certains s'interrogent ; d'autres parlent d'une période de doute, d'ailleurs partagée par les gouvernements ; d'autres enfin parlent de crise. C'est pourquoi il est important de jeter un regard sur le passé pour essayer d'en tirer les enseignements qui pourraient être utiles aujourd'hui.

Je ne résiste pas, au début de cet exposé, au plaisir de citer Robert Schuman, qui disait devant l'Assemblée nationale du Conseil de l'Europe, le 13 août 1950, c'est-à-dire quelques semaines après la fameuse déclaration du 9 mai :
« Nous ne croyons pas être présomptueux en disant que la proposition qui a été faite et acceptée, si elle devient une réalité, implique des virtualités que nous ne pouvons pas encore mesurer, mais qui se développeront rapidement dans le sens de l'unification complète, économique et politique, de l'Europe. »
On trouve dans ce texte cette combinaison de vision, de foi, de réalisme et de prudence qui ont toujours inspiré les phases les plus dynamiques et les plus heureuses de l'Europe.

Je vous soumets trois enseignements à tirer du passé en ayant déjà un regard sur le futur.

Le premier : la Communauté ne pouvait que s'élargir, si l'on veut bien accepter en permanence la confrontation de son idéal avec les exigences de l'histoire.

Le second : la question de la méthode (et donc des institutions) a toujours été au coeur de la problématique européenne.

Le troisième : certains historiens ont parlé de « miracle » à propos de moments décisifs de la construction européenne. Si l'on accepte cette formule audacieuse, d'où peut venir au aujourd'hui le miracle ?

I. La Communauté ne pouvait que s'élargir

Au commencement était l'idéal et la nécessité.
L'idéal, c'était bien entendu la paix. N'oublions jamais que ceux qui ont relancé l'idée européenne vivaient à l'époque dans un climat de peur, de méfiance de l'autre, et que la guerre allait se déclarer en Corée. Pour reprendre une formule qui n'a été utilisée que plus tard, par Hanna Arendt, l'idéal, c'était « le pardon et la promesse ». Le pardon, qui n'est pas l'oubli, à ceux qui avaient provoqué ces sinistres événements ; la promesse, que ceux qui suivraient les générations intéressées ne seraient pas à jamais écartés de la communauté humaine.

Pour ce qui est de la nécessité, on retrouve, dès les années de guerre, chez les inspirateurs de l'Europe, le reflux du déclin de l'Europe. On ne soulignera jamais assez ce point si l'on ne parle que de la paix.
Puis vinrent beaucoup d'événements, dont une adhésion qui est encore assez discutée, celle de la Grande-Bretagne, et une réussite exemplaire : l'adhésion de l'Espagne et du Portugal.

À propos de l'adhésion de la Grande-Bretagne, quand Robert Schuman lance son projet charbon-acier, Mac Millan lui répond sèchement que les Anglais ne laisseront jamais une autorité extérieure décider de la fermeture des puits ou des aciéries.

Nous commençons à six. La Grande-Bretagne crée alors l'association européenne de libre-échange, ce qui est un acte de compétition, sinon d'hostilité. Puis vient la période du général De Gaulle (1963-1967) et son double refus de la Grande-Bretagne. Enfin avec Wilson, puis Pompidou et Heath, un accord est conclu en 1973, qui aboutit à l'entrée de la Grande-Bretagne avec l'Irlande et le Danemark. Si j'en parle, c'est parce que, pour tous les Européens convaincus, la Grande-Bretagne est une énigme. Est-ce qu'un jour ou l'autre elle se convertira à l'Europe ou à l'intégration européenne, pour parler en termes institutionnels, ou bien restera-t-elle toujours un pied dedans, un pied dehors ? Cette question importante a toujours préoccupé ceux qui avaient en charge la construction européenne. Je rappellerai d'ailleurs qu'un des discours les plus célèbres en faveur de l'Europe est celui de Winston Churchill à Zurich, mais que, quelques semaines plus tard, Churchill précisait que ce projet concernait l'Europe continentale et qu'en aucun cas la Grande-Bretagne n'adhérerait à un projet d'intégration totale ou même partielle.

Puis vint la réussite exemplaire de l'entrée de l'Espagne et du Portugal. Ces deux pays avaient longuement préparé le passage de systèmes de dictature et d'économie corporatiste à un système de démocratie et d'économie ouverte. Ce fut l'objet d'un débat passionné en France. Je pourrais citer des déclarations de responsables actuels hostiles jadis à ces adhésions.

On peut dater le moment d'indécision en 1992, au Conseil européen de Lisbonne, où la Commission, sur un rapport de l'un de mes présidents, s'est demandée s'il ne convenait pas d'abord, avant d'accueillir de nouveaux candidats, de revoir l'organisation de la maison. Ce préalable fut écarté d'un revers de main par le Conseil européen, pour des raisons multiples. Depuis lors, on a le sentiment d'une fuite en avant et d'un refus de réfléchir sur la façon dont on doit préparer une décision, la prendre et l'exécuter. Ces questions sont aujourd'hui au coeur de la problématique européenne.

Enfin est arrivé le défi historique résultant de la chute du mur de Berlin. J'ai toujours soutenu que le dernier élargissement (j'entends celui qui va venir) était un bonheur pour l'Europe, mais que nous n'y étions pas préparés politiquement, ni même institutionnellement. On peut ajouter qu'en France nous nous sommes peu préoccupés de prêter attention aux pays candidats et d'expliquer à nos concitoyens la nécessité historique, mais aussi le bonheur de l'élargissement.

Voilà où nous en sommes aujourd'hui, avec une perspective qui ne doit pas être trop française. Le fait que l'élargissement soit considéré par beaucoup de nos concitoyens comme un objet de crainte n'est pas partagé par d'autres pays qui sont déjà dans l'Europe.

II. La question de la méthode

Si elle intervient en deuxième lieu dans mon exposé, c'est parce qu'on peut certes parler du « quoi faire ». Là-dessus, et sur les finalités de l'Europe, tout a été dit. Que de discours lyriques avons-nous entendus ! Mais on néglige trop souvent le « comment faire ».

Sur le « comment faire », la matrice exemplaire reste le traité de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. Il marque la naissance du triangle institutionnel Parlement-Conseil des ministres-Commission et la mise à l'épreuve de la méthode communautaire, celle qui permet à une institution qui a le monopole du droit d'initiative de proposer, au Conseil des ministres de décider, et au Parlement, à l'époque, d'être consulté, aujourd'hui, d'être devenu un co-décideur. Cette méthode communautaire, qu'il ne faut pas confondre avec la stratégie communautaire, est à mon sens fondamentale.

C'est cela qui explique qu'elle a été reprise par le traité de Rome et qu'elle a bien fonctionné jusqu'en 1962. Rappelons-nous les débats en France à propos du traité de Rome, les réticences du patronat français, mais aussi l'acceptation du général De Gaulle, qui avait pourtant dit beaucoup de vilaines choses sur l'Europe, de le ratifier et de le mettre en oeuvre.

Après ont commencé les querelles. J'en rappellerai les points essentiels :
- une querelle strictement politique, à savoir le rapport Fouchet, demandé par le général De Gaulle, en 1960-1962 ;
- l'hostilité de plus en plus grande des pays du Benelux, de l'Italie et de l'Allemagne à ce projet, rectifié en dernier ressort de la main même du général De Gaulle ;
- les audaces imprudentes de la Commission, ce qui n'a rien arrangé, le président de la Commission ayant cru bon de présenter un projet qu'il avait conçu sur la politique agricole européenne à un Parlement européen purement consultatif, avant même d'en parler au Conseil des ministres. Cela a conduit de la part de la France représentée par Maurice Couve de Murville à la politique de la chaise vide pendant six mois.
De cette crise a résulté un des textes les plus étonnants de l'histoire européenne, le compromis de Luxembourg (agree to disagree). Cette situation a duré pendant des années. On n'a pas avancé, mais on n'a pas non plus reculé. Et lorsque sont arrivés les événements trop forts pour l'Europe telle qu'elle était (le dégagement du dollar par rapport à l'or, la hausse du prix des produits pétroliers) en dépit des avis et des analyses très lucides de la Commission, et notamment de M. Raymond Barre, les gouvernements furent incapables de prendre des décisions. Ils ont oscillé en matière monétaire de serpent en non-serpent monétaire, de cadrage en non-cadrage, jusqu'à un événement qui tient du miracle, à savoir l'accord entre Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, sur une proposition de M. Jenkins, le président de la Commission, pour la création du système monétaire européen.

On peut dire que sans ce système monétaire européen, tel qu'il a fonctionné, il eût été impensable de songer à une union économique et monétaire. Cela nous amène à une période de relatif optimisme, mais pas pour longtemps, car la Grande-Bretagne se réveille et Mme Thatcher ne veut pas payer autant pour un budget européen qui, dit-elle, comporte 50 % de dépenses agricoles n'intéressant nullement la Grande-Bretagne. Cette querelle a duré de 1981 à 1984. Il a fallu tout le talent de la présidence française et en particulier de François Mitterrand pour résoudre les différends contentieux qui s'étaient ajoutés à la querelle du chèque britannique.

C'est ainsi qu'ayant réglé les querelles de famille, un nouveau départ fut possible. C'est ce qui a été tenté par l'engrenage de l'objectif 92 du Grand Marché, de l'Acte Unique et des politiques communes. Mais cet engrenage de doit pas faire oublier, sur le plan institutionnel, le bon fonctionnement du duo entre le Conseil des ministres et la Commission. C'est ce duo qui a travaillé et qui a préparé des Conseils européens où seuls l'essentiel était à l'agenda, et non le superflu, ce qui permettait au Conseil européen de décider.

Puis le système s'est grippé à nouveau. Pourquoi ? Est-ce que cela tenait aux limites de l'engrenage, c'est-à-dire le fait qu'après le marché unique il y avait la monnaie unique ? Il faut en effet bien se rendre compte que l'intégration économique n'entraîne pas ipso facto intégration politique.

En second lieu, il faut remarquer que le triangle institutionnel est passé au second plan. En dépit des pouvoirs nouveaux du Parlement européen, il semble qu'aujourd'hui se triangle institutionnel ne soit plus capable de préparer des décisions ni de les faire prendre par le Conseil européen, quand cela s'avère nécessaire. Celui-ci s'est imaginé qu'il pouvait tout faire.

À partir de là on peut se poser trois questions qui, jusqu'à présent, n'ont pas été résolues :
Peut-on faire un pas de clarification par référence à la double réalité « Europe des nations » et « Europe des peuples » ? Je parle ici d'un point de vue purement institutionnel. C'est pour cela que j'avais proposé la Fédération des États-nations, persuadé que les nations ne sont pas appelées à disparaître et persuadé aussi que la fédération est la seule méthode qui permette de préparer une décision, de la prendre et de l'exécuter.
De ce point de vue, on peut dire que la Convention est un pas en avant et une réussite. Il est quand même assez positif de voir tous ces parlementaires nationaux prendre peu à peu de l'importance et aboutir à ce large consensus qu'a pu constater le président Giscard d'Estaing.
L'ingénierie du triangle institutionnel peut-elle revenir en force ? Pour cela il faudrait que l'on arrête de croire que l'intergouvernemental a des mérites. Que l'on refuse intégration de certains aspects de notre souveraineté dans l'Europe, c'est un point. Et donc on peut dire que l'Europe des nations et l'Europe des peuples, c'est un compromis entre l'intergouvernemental et le communautaire. Mais que, en face de l'intergouvernemental, on considère que la seule source possible de décision en Europe, sous prétexte que les intérêts nationaux sont en cause, c'est à mon avis une impasse pour l'Europe.
Pourra-t-on en outre faire revenir la Commission au coeur du dispositif ? Ce qui signifie que celle-ci soit au service des compromis à dégager entre les pays membres, en usant le mieux qu'elle peut de son droit d'initiative.
Le défi du nombre peut-il être surmonté ? C'est une vraie question parce que déjà à 15, quand on fait un tour de table, on se heurte à un problème de temps et d'organisation.

Il faut juste de nouvelles méthodes de travail à cause du nombre et ceci dépasse le Meccano institutionnel même si celui-ci a beaucoup d'importance. Mais on peut trouver des moyens et ce n'est pas ici que je vais les décrire pour résoudre le problème du nombre du point de vue de la délibération et de l'expression des opinions. En revanche, il y a un point sur lequel en ce moment, nous reculons, les gouvernements s'exaspèrent, c'est ce qu'on appelle d'un mot que le général de Gaulle aurait pu inscrire dans son volapük, la différenciation. C'est-à-dire la possibilité pour certains pays d'aller plus vite ou d'aller autrement que les autres tout en maintenant le cap de l'intégration européenne.

Aujourd'hui, quand on parle de différenciation, les uns mentionnent l'avant-garde, d'autres les coopérations renforcées, pardonnez-moi, c'est-à-dire les possibilités minces offertes par les traités d'Amsterdam et de Nice, de faire quelque chose, à côté, et en plus. Et pourtant, Mesdames et Messieurs, la différenciation a toujours existé et c'est elle qui a permis à l'Europe d'avancer. La différenciation, c'est d'abord les années de transition accordées à l'Espagne et au Portugal. Cette année, imaginez que du jour au lendemain, ces pays qui étaient plus avancés à l'époque que ne le sont aujourd'hui les pays de l'Europe de l'Est, imaginez que ces pays aient été plongés tout de suite dans la contrainte de la législation communautaire et du marché.

Donc la différenciation a toujours existé. S'il n'y avait pas eu la différenciation, il n'y aurait pas eu de traité de Maastricht. Là je vous rappelle que l'on a, selon une formule empruntée à l'anglais des opting-out, des possibilités de ne pas appliquer certains aspects du traité à la Grande-Bretagne et au Danemark. La Grande-Bretagne en a usé pour l'Union économique et monétaire et pour le chapitre social que depuis M. Blair a ratifié.

Et enfin, je vous pose la question, s'il avait fallu attendre que les quinze pays soient d'accord pour faire l'euro, où en serions nous aujourd'hui ? Donc c'est une mauvaise querelle qui est en train de s'engager. A cause des intransigeances des nouveaux candidats dont l'avant-garde dit : « L'Europe à deux vitesses, nous n'en voulons pas, c'est scandaleux », appuyée d'abord par la Grande-Bretagne.

Et de l'autre côté, les menaces implicites, notamment de l'Allemagne et de la France pour dire, attention, si vous continuez comme ça nous allons faire une avant-garde. Donc transformer ce qui est problème de fond, vital pour l'avenir de l'Europe, en querelle tactique du moment, c'est dégrader et même condamner des idées qui ont permis à l'Europe d'avancer. Et c'est d'autant plus important aujourd'hui que pour aller au fond de ma pensée, je ne crois pas que l'Europe des Vingt-Cinq, je l'appellerai pour des commodités, la Grande Europe, puisse réaliser tous les objectifs du traité de Maastricht dans les vingt ans qui viennent.

Il me semble que si d'ici 2020-2025, l'Union européenne à vingt-cinq et demain à vingt-sept, grâce à Dieu, même plus, si les pays de l'ex-Yougoslavie arrivent à s'adapter quelque peu, politiquement, démocratiquement et économiquement à cette donne européenne ; si en 2020-2025 ces pays ont consolidé la paix entre eux, ce qui veut dire la compréhension mutuelle entre les peuples, ce qui veut dire le problème des règlements des minorités et Dieu sait s'il y en a ! S'ils ont fait de l'Union européenne un cadre pour un développement durable et solidaire offrant une solution partielle aux problèmes posés par la mondialisation, et si enfin ils ont brillamment entretenu leurs diversités culturelles, je pense que les historiens diront que l'Europe a réussi son pari.

Quant à l'Union économique et monétaire, à la politique étrangère, à la politique de la défense, laissons ça à ceux qui peuvent et veulent le faire. Je devrais même changer les termes. Je devrais dire qui veulent le faire et qui peuvent le faire. Mais une idée comme ça, aujourd'hui, dans le climat d'exacerbation qui est celui entre les chefs d'Etat, c'est avoir l'arrière-pensée d'une Europe à deux vitesses. Mais si l'on n'arrive pas à retrouver un climat qui permette de discuter clairement et simplement de ces options, alors je crains que l'on s'enfonce dans des compromis de plus en plus maigres et notamment quand on parlera des perspectives financières de l'Union européenne. D'ailleurs la bataille est déjà lancée comme chacun sait.

Alors faut-il attendre un nouveau miracle ? J'ai employé cette formule d'un diplomate belge à propos d'une réunion de Venise en mai 1956, avant le traité de Rome, des ministres des Affaires étrangères. Un travail préalable avait été fait par un groupe dirigé par M. Spaak. Et, miracle !, en deux heures, ils sont arrivés à se mettre d'accord et à préparer les voies pour l'établissement du traité de Rome. Les traités du Marché Commun et de l'Euratom. Je rappellerai qu'à l'époque même des Européens prestigieux pensaient que le traité d'Euratom était plus important que les traités du Marché Commun. Mais après tout, l'histoire est faite comme ça.

Alors s'agissait-il d'un rapport bien fait, d'une ambiance heureuse ou bien encore de la pression des faits ? Je n'ose pas garder pour moi cette formule de Christian Pinault car cela se passait au moment de l'expédition désastreuse de Suez. Christian Pinault a dit : « Ce fut le tournant du match. » Et par conséquent les pays se dirent : « Quand même, toujours la question du déclin ! Peut-on en rester là ? »

Mais en revanche pas de miracle quand s'opposent des conceptions intransigeantes liées à une certaine conception de la nation d'un côté, et un intégrisme fédéraliste de l'autre. Car il existe, cet intégrisme. La relance de 1985, dont le président a aimablement parlé, est dans une certaine mesure un miracle. Miracle d'abord de Fontainebleau, où les différents contentieux ont été réglés, et miracle du fait que dire à des pays qui dans les années précédentes, Michel Candessus le sait bien, avaient peu de croissance, perdu 2,5 millions d'emplois pour dix pays, leur dire : « Et si nous faisions un vrai Marché Commun qui nous permettrait de stimuler nos entreprises, nos activités, la compétitions entre nous ? ».

Cette idée venait au bon moment. Mais elle tenait quand même un petit peu d'une situation extrêmement favorable et pour tout dire chanceuse. Et à partir de là est né un nouvel engrenage.

On peut parler d'un autre miracle à Maastricht, là encore, surtout avec l'Union économique et monétaire et les débats de la dernière nuit du Conseil européen, mais avec un traité beaucoup moins réaliste et beaucoup plus flamboyant, un peu à la française, en ce qui concerne la dimension politique de l'Europe. Là aussi les faits ont joué leur rôle. Je vous rappelle que les Européens, devant la tragédie yougoslave, étaient cruellement divisés et qu'à ce moment-là ils ont pensé qu'étant divisés sur la Yougoslavie, il fallait au moins que vis-à-vis du monde et d'eux-mêmes, ils trouvent un sujet d'entente pour faire progresser l'Europe. Pardonnez-moi d'insister là-dessus, mais il y a toujours dans l'histoire de l'Europe, la pression des faits, une ambiance, une conjoncture plutôt favorables et des idées qui conviennent. Depuis Maastricht, les Européens n'ont pas trouvé ou n'ont pas su créer une conjonction aussi favorable des esprits et des événements. La chute du communisme ne les a pas inspirés autant que l'histoire le demandait. Je ne parle pas du lyrisme, je ne parle pas de ceux qui disaient à ces pays : « En 2000, vous serez en Europe ». Je ne parle pas de l'échec fâcheux, mais de l'initiateur de la Confédération, de François Mitterrand.

Et plus tard, dans le fond, les divisions sur l'Irak, que la presse a accueillies comme une surprise n'ont fait que confirmer ce que l'on savait depuis longtemps : nos pays sont divisés sur la politique étrangère. Pour certains d'entre eux, la nostalgie est toujours ce qu'elle était et, par conséquent, ce qui s'est passé pour l'Irak était largement attendu. Face à cette situation, est-ce que la capacité d'indignation des Européens est toujours la même ? Je vous citerai à ce propos un point de vue exprimé par Paul Henri Spaak lorsque, après avoir fait beaucoup pour l'Europe, il a démissionné de la présidence du Conseil de l'Europe, en décembre 1950. Ce sont ses propos qui, je pense, devraient nous inspirer. : « Devant un tel spectacle (celui de l'Europe à l'époque), nous sommes impassibles comme si l'histoire attendait, comme si nous avions le temps de transformer nos mentalités, de supprimer nos barrières douanières, d'abandonner nos égoïsmes nationaux, comme si nous avions l'éternité devant nous. »

Ce thème il faut le reprendre aujourd'hui. Pour essayer de secouer la satisfaction des uns, l'indifférence des autres. D'où naîtra donc le nouveau miracle ? Je laisse de côté la différenciation. J'en ai parlé, mais à mon avis, il naîtra de la volonté de l'Europe de survivre comme un ensemble géopolitique et économique susceptible de maîtriser autant que faire se peut, la mondialisation, et, comme dans son acte de naissance au nom de l'idéal de paix, de faire reculer la guerre, l'intolérance et le mépris de l'autre qui ne fait que ronger notre présent.

En conclusion, je voudrais d'abord plaider pour préserver la méthode, et donc le moteur de l'Union. Et je le répète pour la troisième fois en m'excusant, je m'adresse là aux petits inventeurs de génie, de nouveaux Meccanos, de nouvelles institutions, de nouvelles instances, de nouveaux présidents, il faut trouver un mécanisme qui permet de préparer les décisions, de les prendre, de les appliquer et de les expliquer avec une participation plus importante des Parlements nationaux, ce qui devrait être possible puisque la Convention l'a proposé.

Deuxièmement, ne pas attendre une nouvelle agression de l'histoire qui nous pousserait à nous unir pour mieux agir. Quel drame devrait-il arriver à l'Europe, quel signal au moins que quelques chefs d'Etat clairvoyants pourraient saisir pour nous permettre de nous ressaisir, de sortir de cette ambiance morose, ces petits jeux à court terme qui ravissent d'ailleurs nos diplomates, ceux du Quai d'Orsay comme les autres ? Mais surtout, Mesdames et Messieurs, ce n'est pas une proposition institutionnelle, ce n'est même pas une proposition politique, vous la trouverez peut-être idéaliste. Il faut retrouver le trésor des fondateurs. Ce trésor des fondateurs, il tient en quelques mots : une vision de l'avenir, une foi en l'Europe et en son héritage, aussi divers fut-il, ce qui veut dire qu'on respecte le passé et qu'on le rappelle dans les traités. Le cœur qui vous rapproche de l'autre, et enfin le réalisme dans la mise en œuvre progressive de ce qui demeure, qu'on le veuille ou non, la grande aventure de l'Europe contemporaine.

Je vous remercie.

A propos de Jacques Delors

Jacques Delors

Jacques Delors naît à Paris le 20 juillet 1925. Autodidacte, il mène de front ses études et une activité professionnelle (d'abord à la Banque de France) et un engagement dans le syndicalisme chrétien (CFTC, Reconstruction). Dans les années soixante, Jacques Delors est l'un des principaux inspirateurs de la seconde gauche et devient le responsable du club Citoyens 60 crée par la Vie Nouvelle, mouvement d'inspiration personnaliste. Il est ensuite nommé chef de service des Affaires sociales au Commissariat Général du Plan (1962-69), puis en 1969 Secrétaire général à la Formation permanente.

En 1969, Delors rejoint le cabinet de Jacques Chaban-Delmas. Conseiller en charge des Affaires sociales, il est à l'origine de la relance de la négociation collective et des lois sur la formation permanente.

Jacques Delors adhère au Parti socialiste en novembre 1974. En 1979, il est élu au Parlement européen où il préside la Commission Economique et Monétaire. En 1981, il est nommé ministre des Finances, charge qu'il conservera jusqu'en 1984. Face à l'aggravation de la crise économique, Delors convertit les socialistes français aux politiques de rigueur et de désinflation compétitive. Après avoir quitté le gouvernement, il est nommé Président de la Commission européenne.

Les trois mandats de Jacques Delors à la tête de la Commission (janvier 1985-décembre 1994) sont marqués par une profonde relance de la construction européenne. Il propose " l'objectif 1992 " (suppression des frontières douanières et fiscales entre les Etats membres). Ses efforts aboutissent à la signature de l'Acte Unique (février 1986), qui élargit les compétences de l'Union dans les domaines de la cohésion économique et sociale. Il préside ensuite le comité chargé d'étudier le projet d'une Union économique et monétaire (1988-1989). Les travaux du comité Delors inspireront très largement le volet économique et monétaire du Traité de Maastricht et la naissance de la monnaie unique européenne.

Négociateur reconnu, Delors parvient plusieurs fois à concilier les intérêts contradictoires des Etats membres. Il est ainsi l'initiateur des politiques structurelles de l'Union (les paquets Delors), de la Charte sociale européenne et des programmes Erasmus. Signé en 1992, le Traité de Maastricht augmente considérablement les compétences de l'Union européenne. Le Livre blanc sur la croissance, la compétitivité et l'emploi (1993) sera adopté par le Conseil européen, mais pas mis en oeuvre dans son volet communautaire. A la fin de son mandat, Delors laisse une Europe profondément rénovée et élargie à quinze Etats.

Toujours présent dans le débat européen et économique par l'influence de sa personnalité et de ses activités, Jacques Delors dirige depuis 1996 le groupement d'études et de recherches "Notre Europe". Il est également le Président du Collège d'Europe de Bruges de 1995 à 1999. Il préside depuis 2000 le Conseil pour l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC). Il est également docteur honoris causa de 24 universités en Europe, aux Etats-Unis et au Canada.

Liens Internet
- Académie des sciences morales et politiques
- La biographie de Jacques Delors sur le site portail de l'Union européenne
- Notre Europe

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